Ce que vous avez toujours voulu savoir sur le plafond annuel de la sécurité sociale (sans jamais oser le demander).
« Le plafond annuel de la sécurité sociale s’élèvera à … ». Qui n’a jamais lu cette phrase n’a probablement jamais consulté la presse spécialisée dans l’information sociale pendant la période des fêtes de fin d’année. Mais à force de le voir apparaître chaque hiver, qui se souvient encore des origines de ce plafond, et qui saurait retracer son évolution ? Car celui-ci a bien changé depuis sa création : il occupe des fonctions toujours plus diverses dans les calculs auxquels il s’applique, et son champ d’application s’aventure bien au-delà de la sécurité sociale. Alors même si l’art de la paye ne vous fait pas sauter au plafond, il est temps de l’examiner de plus près.
Remarque
Cet article aborde la question du plafond de la sécurité sociale sous l’angle des cotisations et contributions sociales. La question du plafond dans le calcul des prestations sociales ne sera pas traitée en tant que telle.
Le plafond, frontière de la solidarité
Ceux qui n’ont pas gardé de souvenirs impérissables de leurs cours d’histoire de la sécurité sociale (… ou qui n’en ont jamais eu) apprendront peut-être que le plafond existe depuis 1928 [L. 5 avr. 1928 sur les assurances sociales, art. 1er, 2°]. Ce premier plafond n’était pas, comme aujourd’hui, un plafond dit « de cotisation », mais d’assujettissement. Autrement dit, un plafond au-dessus duquel le salarié… se retrouvait exclu des assurances sociales.
Le régime entendait soutenir les seuls salariés jugés incapables de faire preuve de prévoyance à titre individuel. Le seuil était fixé à 18 000 anciens francs par an, permettant de couvrir jusqu’aux ouvriers les plus qualifiés. Au-dessus, les pouvoirs publics laissaient les individus se débrouiller, pariant sur la capacité des mieux payés à s’assurer par eux-mêmes. Même si le régime s’applique dès le départ à une population nombreuse, il veille donc à séparer l’assistance collective et accorde, à un certain niveau de revenu, une forme de supériorité morale à la responsabilité individuelle.
Le basculement vers un plafond de cotisations intervient définitivement en 1945 [Ord. n° 45-2250, 4 oct. 1945, art. 31]. Contrepartie à la limitation du montant des prestations versées, le plafond borne les prélèvements, les revenus qui dépassent étant exclus de l’assiette des cotisations. Pierre Laroque justifie ce principe :
« Il n’y a pas de sécurité véritable pour les travailleurs si les prestations ne sont pas dans une certaine mesure proportionnées aux revenus perdus. Mais, par contre, il semble qu’il soit nécessaire de limiter la variation des prestations par un plafond. En effet, au-dessus d’un certain revenu, c’est le devoir des intéressés eux-mêmes de faire un effort volontaire de prévoyance libre. C’est pourquoi notre système repose sur l’idée de cotisations et de prestations proportionnelles au revenu dans la limite d’un plafond. »
Pierre Laroque, « Le plan français de Sécurité sociale », Revue française du Travail, avril 1946
Conséquence : la cotisation n’étant proportionnelle que jusqu’au plafond, dépasser ce niveau la rend dégressive au fur et à mesure que le salaire augmente. Ce principe est déjà discuté en 1945 puisqu’il exempte les hauts salaires de contribuer à hauteur de leurs moyens, option qui aurait pu être envisagée au nom d’une forme de solidarité.
C’est pour ce motif, mais aussi pour alimenter des caisses aux bilans trop souvent déficitaires ainsi que pour des raisons de pilotage économique (désincitation aux heures supplémentaires et préférence pour l’embauche, prise en compte des revendications des entreprises de main d’œuvre, etc.), que le plafond va peu à peu se trouer. Partiellement dès 1967 pour l’assurance maladie [Ord. n° 67-706, 21 août 1967, art. 13] avant un déplafonnement total en 1984 [L. n° 83-1245, 30 déc. 1983, art. 2] ; puis en 1990 concernant les accidents du travail et la branche famille [L. n° 90-86, 23janv. 1990, art. 1er]. Il ne subsiste plus qu’en matière d’assurance vieillesse [CSS, art. L. 241-3]. Autant d’éléments qui actent la caducité de son fondement intellectuel initial, à savoir la cohérence avec des prestations elles aussi plafonnées.
Mille et uns usages du plafond
Le plafond de la sécurité sociale sert aujourd’hui moins de frontière étanche que de point de repère. En matière de sécurité sociale au sens strict (maladie, vieillesse, allocations familiales, accidents du travail), seule une partie de la cotisation retraite reste plafonnée : celle prélevée au taux de 8,55 % pour la part employeur et de 6,90 % pour la part salarié [CSS, art. D. 242-4]. Il s’agit du dernier vestige du plafond de 1945, à ceci près que son dépassement fait office de point de bascule vers le régime des retraites complémentaires.
Remarque
Une partie de la cotisation vieillesse (1,90 % côté employeur et 0,40 % côté salarié) est déplafonnée.
Dans le régime complémentaire, le plafond joue encore un rôle structurant, avec une première tranche de cotisations prélevées jusqu’au montant du plafond, puis une seconde tranche prélevée entre une et huit fois le plafond. Il faudra donc atteindre un revenu annuel somme toute très confortable de 370 944 € en 2024 pour s’extraire « par le haut » du système. La contribution d’équilibre général obéit aux mêmes tranches. Une originalité vient avec la contribution d’équilibre technique, pour laquelle le plafond sert aussi de plancher d’assujettissement, puisqu’il n’y a prélèvement que pour les salariés dépassant le plafond (… et toujours jusqu’à huit plafonds).

Bien qu’étant toujours qualifié de plafond de sécurité social, le dispositif s’est déployé à d’autres matières, comme en témoignent les régimes de l’assurance chômage, de la garantie des salaires ou la cotisation Apec. Ces trois cotisations sont prélevées dans la limite, relativement haute, de quatre plafonds. Comme s’agissant des retraites complémentaires, le recours à des multiples de plafond aboutit à une « hauteur sous plafond » telle qu’elle ne bénéficie qu’à des revenus excessivement importants. À titre de point de repère, l’entrée dans les 1 % des salariés les mieux payés en France se fait à environ trois plafonds ; l’application des seuils à quatre ou à huit plafonds concernera donc un public dont l’effectif est très réduit, et dont les conditions d’existence sont fort éloignées du lot commun. Exempter ces happy few de la solidarité apparaît difficilement défendable.
Autre excentricité du plafond de la sécurité sociale : son usage en matière de CSG et de CRDS. En raison d’un abattement forfaitaire représentatif des frais professionnels, ces contributions sont assises sur 98,25 % du salaire jusqu’à quatre plafonds de la sécurité sociale, puis sur la totalité du salaire au-delà. Le plafond se mue donc en seuil qui, une fois dépassé, fait disparaître l’abattement et agrandit l’assiette de la contribution ; tout sauf un plafond, donc. Plus largement, le plafond (souvent un multiple ou un pourcentage de celui-ci) sert de seuil de sortie à de nombreux dispositifs d’exonérations de cotisations, dans des matières aussi diverses que les indemnités de rupture du contrat de travail, les versements d’intéressement et de participation, ou même les bons d’achat du CSE. Contrairement à sa conception d’origine, le plafond ne fait donc plus sortir, mais entrer dans la zone de cotisation.
Les vices cachés des faux plafonds
Devant la multiplicité de ces usages, il y a de quoi s’interroger sur les limites de l’indicateur. La question est apparue brûlante en fin d’année 2020 : le plafond de la sécurité sociale suivant l’évolution des salaires moyens par tête dans les branches marchandes non agricoles, le recours massif à l’activité partielle conduisait à une baisse inédite, de l’ordre de 8 %, ce qui aurait eu des conséquences fâcheuses en particulier quant aux prestations indexées. Ce dérèglement du mécanisme a été évité par une interdiction de toute baisse [CSS, art. L. 241-3], et ce n’est que pour 2023 qu’une augmentation a été à nouveau mesurée et appliquée. L’occasion pour un rapport sénatorial de proposer un état des lieux et d’inviter à la réflexion – sans résultat tangible jusqu’ici.
Il faut dire qu’en matière de calcul des contributions et de cotisations (et des exonérations correspondantes), le plafond est concurrencé par divers dispositifs basés sur le Smic, ses pourcentages ou ses multiples. Ces derniers évoluent donc, le cas échéant plusieurs fois par an, en collant à l’évolution des prix. En contexte d’inflation, la dynamique est immédiate, comme ont pu en juger les parlementaires qui ont récemment déploré « l’effet d’emballement » des allègements généraux depuis 2022. Le plafond de la sécurité sociale prenant en compte le salaire moyen, son évolution se fait (au mieux) avec un certain retard par rapport à l’inflation, comme en attestent les pertes de salaire réel enregistrées en 2022. Si emballement il y a, il survient avec un décalage d’un an ou deux. Les évolutions peuvent s’avérer à peu près équivalentes à terme ou par temps calme, mais se dessine un système à deux vitesses, qui ne trouve pas plus de cohérence dans les phases d’accélération que dans celles de crise.
Les évolutions du plafond décrites ici traduisent surtout un mouvement de fond qui a reconfiguré le rapport de la sécurité sociale à ses ressources. Le système comptait en 1945 sur la grande masse des assurés sociaux au point d’exempter de la contribution une part des plus hauts revenus, au nom de la cohérence entre cotisations et prestations ; aujourd’hui, c’est l’immense cohortes des bas salaires qui contribue de moins en moins au financement du système tout en bénéficiant de ses prestations, à force d’exonérations décidées au nom des politiques de l’emploi. Le plafond porte donc désormais bien mal son nom : il s’est mué en pierre angulaire autour de laquelle toutes sortes de constructions se sont érigées, au point que son apport au soutènement de l’édifice apparaisse de moins en moins déchiffrable. Qui sait si un jour quelqu’un s’attaquera à une remise à plat du financement de la protection sociale, en prenant le risque de le rénover du sol… au plafond.