Considérations sur le travail

Libres propos consacrés au travail et à son droit


Le plein-emploi, mais pour quoi faire ?

Omniprésent dans la communication gouvernementale, l’objectif du plein-emploi laisse toujours plus circonspect à mesure qu’il se rapproche. Autrefois horizon désirable, son atteinte ne paraît plus synonyme de prospérité. Tentative d’explication.

La lecture de la composition du gouvernement annoncée au printemps 2022 avait le mérite d’arracher quelques sourires à la découverte de la dénomination du ministère « du Travail, du plein-emploi et de l’insertion ». Ce portefeuille en forme d’énoncé performatif transforme l’action publique en objectif statistique : celui de l’écrasement de la courbe du chômage vers des niveaux inédits. Alors, même si les débats sur le caractère atteignable ou non du plein-emploi, défini comme un taux de chômage de 5 %, sont loin d’être tranchés, prenons le pour ce qu’il semble être devenu : un projet politique qui dit bien plus que le franchissement d’un seuil.

Le plein-emploi, horizon fantasmé

Les problèmes causés par plusieurs décennies de chômage de masse en France ont conduit les décideurs politiques à produire différents récits autour de leurs politiques de l’emploi. Parmi les plus marquants, on notera par exemple combien François Hollande avait ouvertement fait le choix d’adosser le sort de son quinquennat à « l’inversion de la courbe du chômage », qui ne surviendra qu’après son départ de l’Élysée. Si la baisse du chômage pouvait constituer un cap politique, l’atteinte des rivages du plein-emploi n’a longtemps été qu’une perspective trop lointaine. Lointaine, mais propice à la construction d’une mythologie : le plein-emploi, renvoyant aux trente glorieuses et plus généralement à une forme d’abondance, apparaissait comme la solution face aux maux de notre société (exclusion, cohésion sociale) et à sa santé économique fragile (consommation des ménages, comptes publics, préservation du système de sécurité sociale).

À l’heure où le plein-emploi comme indicateur statistique semble soudain accessible sans que ces problèmes ne soient réglés, cette lecture fantasmée des effets d’une forte baisse du chômage subsiste. Il suffit pour s’en convaincre de lire la présentation éditorialisée que fait la Première Ministre du projet de loi justement intitulé « pour le plein emploi » dans le dossier de presse qui l’accompagne. Dans cet exercice particulièrement convenu, les cases des bienfaits du plein emploi sont cochées avec méthode : « offrir à davantage de Français un travail », « lutter contre les assignations sociales », « offrir un chemin vers l’émancipation ». Mieux encore, le plein-emploi offrirait « plus de poids aux travailleurs » en vue d’améliorer les « conditions de travail et l’attractivité des métiers », sans oublier la facilitation des formations, transitions et reconversions. Pour louables et séduisants qu’ils soient, ces horizons ne suffisent pourtant pas à cacher un ensemble de mesures qui dessinent une image nettement dégradée du travail par temps de plein-emploi.

Remarque

On notera que ni l’amélioration des comptes publics, ni la préservation des systèmes de sécurité sociale ne sont mentionnées comme conséquences induites du plein-emploi, sans doute pour des raisons de cohérence dans le contexte d’un retour au sérieux budgétaire et d’une réforme des retraites portée au nom de la pérennité financière du système.

L’hypothèse du « plein-emploi répressif »

L’hypothèse d’un « plein-emploi répressif » a été formulée par Romaric Godin, en août 2022. Arguant de la faiblesse des gains de productivité et des contradictions internes au système capitaliste, le journaliste à Mediapart considère que le plein-emploi n’est plus l’occasion pour les travailleurs de bénéficier d’un rapport de force favorable permettant d’améliorer leurs conditions de salaire et de travail. Au contraire, la proximité du plein-emploi encouragerait des politiques plus restrictives à l’encontre du monde du travail, visant en particulier à s’assurer que tous les emplois, même les moins désirables, trouvent preneurs, sans qu’il soit besoin de les ajuster aux exigences des travailleurs.

Cette hypothèse, depuis qu’elle a été énoncée, n’a fait que prendre de l’ampleur au gré de nouvelles traductions juridiques. D’abord dans le cadre de la réforme de l’assurance chômage, mentionnée en août 2022 et menée depuis à son terme, au moins provisoirement. Le principe d’un « plein-emploi répressif » trouve son expression chimiquement pure dans le mécanisme de « contracyclicité » introduit début 2023 par une loi titrée … « en vue du plein emploi » [C. trav., art. L. 5422-2-2 ; L. n° 2022-1598, 21 déc. 2022] : à mesure que le taux de chômage baisse – donc que le plein emploi se rapproche – les droits des chômeurs sont réduits, leur durée d’indemnisation étant rabotée de 25 % [D. n° 2019-797, 26 juill. 2019, Règl. Assurance Chômage, annexe A, art. 9, § 3]. Le dispositif s’est appliqué sans attendre en raison d’un taux de chômage inférieur à 9 %. L’idée d’un second seuil fixé à 6 % de chômage et déclenchant une réduction de 40 %, avait été ajournée devant les protestations des syndicats sans toutefois être écartée des réflexions pour l’avenir.

Remarque

Il n’est guère besoin de détailler combien cette méthode s’inscrit dans une « gouvernance par les nombres », aussi bien par l’adaptation automatique de la règle de droit à l’occasion du franchissement de seuil macroéconomique que par la croyance dans les vertus d’une incitation comportementale à destination des demandeurs d’emploi. Notons par ailleurs que l’alignement de la règle de droit sur un indicateur statistique produit, sans surprise, des débats sur la construction de l’indicateur en question.

La même ligne directrice est à l’œuvre dans le traitement l’abandon de poste, qui peut désormais se solder par une démission plutôt que par une faute grave [C. trav., art. L. 1237-1-1]. L’insistance avec laquelle le ministère du Travail, dans son questions-réponses (finalement retiré), tenait à imposer aux employeurs de ne plus recourir au licenciement dans cette situation dit beaucoup de la vocation répressive du dispositif. Face à des salariés qui voient s’améliorer la probabilité de retrouver un poste après une fin de contrat, c’est le chemin le moins risqué, ouvrant droit à indemnités chômage, qui se referme afin que le travailleur ait à subir sévèrement les conséquences de son choix. Privé de droits à allocations chômage, celui-ci se voit poussé à rester en poste dans un contexte manifestement insatisfaisant, ou à opérer une transition plus rapide, synonyme de moindre sélectivité quant à son emploi suivant.

La nature même du plein emploi, simple indicateur statistique, s’avère logiquement aveugle à la question de la précarité. La comparaison internationale donne ainsi à voir des exemples de situations de plein emploi atteintes au prix d’une forte proportion d’emplois à temps partiel, comme en témoigne l’exemple hollandais. La France, de son côté, a pu être décrite comme relevant d’un marché du travail « à deux vitesses », opposant insiders aux situations sécurisées et outsiders peinant à s’inscrire dans une forme de stabilité, suivant une théorie néanmoins contestée, jusqu’à ce qu’une autre politique chère à Emmanuel Macron rebatte les cartes. En organisant la « barémisation » du licenciement sans cause réelle et sérieuse [C. trav., art. L. 1235-3], les ordonnances de 2017 ont fait disparaître ces débats autrefois récurrents sur la segmentation liée aux différents contrats de travail : les premières années du CDI se déroulent sous la menace d’une rupture du contrat dont le coût est entièrement prévisible pour l’employeur et relativement faible, produisant qui plus est un effet désincitatif à engager un contentieux pour le salarié. Le plein emploi et l’intégration de nouveaux publics dans le salariat ne seraient donc pas forcément synonymes d’emploi stable généralisé, bien au contraire.

Les mirages du « bon emploi »

Dans ces conditions, le glissement de la parole d’Olivier Dussopt, louant de plus en plus le « bon emploi » en complément du plein-emploi, a de quoi interroger. Pour l’instant, les mécanismes du marché du travail, susceptibles en théorie de faire évoluer les horaires de travail ou la durée des contrats en faveur des salariés, ne produisent pas d’effets notables. Au contraire, le « plan saisonniers » présenté début juin par l’exécutif démontre combien la nature des emplois proposés et les contraintes induites importent peu, avec la démultiplication de dispositifs compensatoires (logement, guichet spécifique, orientation vers d’autres contrats en intersaison, …). Ironie de la situation : c’est bien la réforme précédente de l’assurance chômage qui, en augmentant à 6 mois la durée d’affiliation indispensable pour prétendre à une indemnisation [D. n° 2019-797, 26 juill. 2019, Règl. Assurance Chômage, annexe A, art. 3, § 1er], se pose comme l’une des causes les plus évidentes du déficit de main d’œuvre que les secteurs recourant aux saisonniers déplorent désormais.

Le concept de « bon emploi » appelé de ses vœux par Olivier Dussopt a pourtant été détaillé. Selon les mots du ministre, il recouvre trois axes pour autant de chantiers à son agenda : prévention de la pénibilité, qualité de vie au travail, et prévention des accidents du travail. Dans la lignée du conflit sur les retraites, les demandes des syndicats se sont justement orientées vers la question des conditions de travail, et de la « soutenabilité » des postes de travail. Mais la réponse à ces préoccupations réside à l’heure actuelle dans des mesures périphériques en matière de prévention de l’usure professionnelle, sans même qu’une refonte du compte pénibilité n’ait été envisagée. Les conclusions des « Assises du travail » peinent à trouver une traduction politique dans le très nébuleux et hypothétique « pacte de la vie au travail ». Quant à la proposition d’une réapparition des comités hygiène, sécurité et conditions de travail, elle a été repoussée et soulève l’opposition farouche du patronat.

Quel crédit donner dès lors aux incantations gouvernementales sur le thème du « bon emploi » ? Le Président de la République a récemment renouvelé à Marseille sa désormais célèbre petite phrase suggérant de simplement « traverser la rue » pour trouver un emploi : on serait tenté de le prendre au mot, et de se promener pour examiner aussi la qualité des nombreux emplois proposés sur le trottoir d’en face, ou autour du Vieux-Port. Au risque de s’apercevoir que leur florissante existence statistique n’épuise pas les interrogations, nourries et persistantes, sur notre rapport au travail.



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Après plus de quatre ans à couvrir l’actualité du droit social pour Social Pratique, j’ai créé cet espace de réflexion sur ce que m’inspire le droit du travail, ce qu’il donne à observer, et ce qu’il dit de nous.

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