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L’index seniors, ou l’histoire d’une mise au placard

Un temps présenté comme la mesure phare imposée aux employeurs en contrepartie des efforts demandés aux salariés dans le cadre de la réforme des retraites, l’index seniors a cristallisé quelques débats, avant de s’évaporer à l’initiative du Conseil constitutionnel. Depuis, il est urgent d’attendre …

« Demander aux entreprises de prendre toute leur part. » C’est en ces termes qu’Olivier Dussopt présente l’index seniors devant l’Assemblée nationale, en ouverture des débats sur la réforme des retraites, dans une ambiance survoltée. La logique générale est simple à appréhender : alors qu’il est demandé aux salariés de travailler plus longtemps, encore faut-il que ceux-ci soient conservés (ou embauchés) pour occuper un emploi jusqu’à l’âge – repoussé – de leur retraite. Le montée du taux d’emploi des seniors est à la fois posée comme une condition de réussite de la réforme au plan financier, comme un pragmatisme face au « gâchis » que constituerait la mise à l’écart des salariés âgés, et comme une garantie pour l’équilibre et la justice de la réforme, en faisant peser une contrainte sur les entreprises qui sont, par ailleurs, plutôt épargnées par le texte. Mais, mort-né du fait du véhicule législatif choisi, l’index seniors a fini par disparaître du paysage, et sa réapparition semble plus que jamais compromise.

L’index seniors construit sur des sables mouvants

19 janvier 2023. Le contenu final du projet de réforme des retraites est connu depuis quelques jours, suite aux derniers arbitrages de la Première Ministre. Le texte a été transmis au Conseil d’État, qui adopte ce jour là son avis, à destination du gouvernement, et de lui seul puisque cette note ne sera jamais officiellement publiée, seul Jérôme Guedj lui offrant une diffusion tardive. Alors que les débats au Parlement doivent débuter deux semaines plus tard, le point n° 13 de cet avis est on ne peut plus explicite : l’index seniors a toutes les chances de s’avérer inconstitutionnel. La faute à l’inadéquation entre le recours à une loi de financement rectificative de la sécurité sociale (choisie pour bénéficier de l’intégralité des ficelles de la procédure parlementaire mises à disposition de l’exécutif par la Constitution) et une mesure qui, bien qu’assortie d’une pénalité reversée à la Caisse nationale d’assurance vieillesse, n’a qu’un effet trop indirect sur les comptes de la sécurité sociale. Le sort de l’index seniors est donc déjà scellé, malgré les dénégations de Matignon qui, confronté à la critique formulée par les juges administratifs, considère alors que l’index « a sa place dans un texte financier ».

23 janvier 2023. Au stade du dépôt devant l’Assemblée nationale, en quoi consiste l’index seniors envisagé par le ministère du Travail ? Il vise les entreprises d’au moins 300 salariés. L’employeur y serait tenu chaque année de publier (et de transmettre à l’administration) des indicateurs relatifs à l’emploi des salariés âgés, et aux actions mises en œuvre pour favoriser leur emploi dans l’entreprise. Quels indicateurs ? Ils ne sont pas déterminés à ce stade : leur fixation et leur méthode de calcul sont renvoyées à un décret, dont le contenu est soumis à une concertation avec syndicats et patronat au niveau national et interprofessionnel. Mais encore : le contenu de ce décret pourrait être supplanté par un accord de branche étendu, dans lequel les partenaires sociaux adopteraient d’autres indicateurs et méthodes de calcul. L’obligation faite à l’employeur est, on l’a vu, assortie d’une pénalité en cas de défaut de publication : elle s’élève au maximum à 1 % de la masse salariale.

Remarque

L’index seniors rappelle l’index de l’égalité professionnelle instauré en 2018 [C. trav., art. L. 1142-8 et s.]. L’inspiration est certes assumée (comme l’atteste la proposition n° 17 du rapport parlementaire l’ayant initié) et manifeste jusque dans la rédaction elle-même, mais des divergences se font jour. Là où l’index égalité impose un score à atteindre et organise, à défaut, des mesures de correction assorties de pénalités, rien de tel pour l’index seniors qui s’en tient au « name and shame » : un résultat indigent n’est pas synonyme de sanction, seul le défaut de publication étant puni. Libre donc à l’entreprise de continuer à sous-employer les seniors tant que le regard porté par le public sur ses pratiques ne lui porte pas préjudice. Autre différence notable : les critères de l’index égalité ne sont pas négociables, puisqu’il n’est pas prévu que les branches puissent se substituer au décret en fixant leurs propres indicateurs.

Sur un chemin de crête parlementaire

14 février 2023. Lors de la première lecture à l’Assemblée nationale, plusieurs points sont discutés, laissant penser que l’index pourrait s’étoffer. Celui du périmètre, d’abord, puisqu’avec l’avis favorable du gouvernement, le seuil auquel se déclenche l’obligation est abaissé à 50 salariés. Celui, ensuite, d’un renforcement des obligations et des sanctions inhérentes à l’index. Car un amendement de la majorité parlementaire (dont l’exposé des motifs ne cache pas la rédaction d’initiative gouvernementale) envisage l’instauration d’une obligation de négocier des mesures de progression, ou, à défaut d’accord, d’établir un plan d’action en faveur de l’emploi des seniors, là encore suivant le modèle de l’index égalité. Ces obligations, selon l’amendement, se déclencheraient au troisième exercice durant lequel est mesurée une absence de progression ou une détérioration des indicateurs relatifs à l’emploi des seniors (sauf à connaître un niveau déjà satisfaisant). Toute méconnaissance de l’obligation de négocier ou, en cas d’échec, de constituer un plan d’action donnerait lieu à une pénalité, à nouveau fixée à maximum 1 % de la masse salariale. L’avis favorable du ministre n’y suffira pas : pris en tenaille entre une droite rétive à de nouvelles obligations faites aux entreprises, et une gauche qui, ne croyant guère à cet outil, saisit l’opportunité de mettre en difficulté la majorité plutôt que de durcir le texte, l’amendement est rejeté, comme le sera en définitive l’article 2 consacré à l’index.

Salle des séances, Chambre des Députés, palais Bourbon, 33 quai d’Orsay, 7ème arrondissement, Paris / Adolphus Pepper / 1893 / Musée Carnavalet, Histoire de Paris / CC0 Paris Musées.

20 mars 2023. C’est la dynamique politique présidant à la construction du texte qui conduit à limiter la portée de l’index : souhaitant favoriser les vues de la majorité sénatoriale de droite pour mieux contraindre les députés du même bord, l’exécutif consent à expurger son index seniors de toute initiative parlementaire d’ampleur. Ni l’abaissement du seuil de mise en place à 50 salariés, pourtant transmis tel quel au Sénat, ni l’hypothèse d’un renforcement sous forme d’obligation de négocier ou d’adopter un plan d’action ne sont retenues. Le patronat multiplie du reste les prises de parole pour marquer son hostilité à tout dispositif un tant soit peu contraignant. Deux mois plus tard, au sortir du Parlement, force est de constater que le texte n’a quasiment pas évolué. Outre des retouches rédactionnelles (comme le remplacement du terme « salariés âgés » par « seniors »), la seule modification concerne l’intégration d’une distinction selon le sexe dans les données que l’index est chargé d’objectiver. Face à un risque d’inconstitutionnalité larvé, dont tous les acteurs avaient certainement conscience, l’index seniors n’a guère été mis en valeur, ni investi comme objet de discussion susceptible d’être enrichi.

L’inconstitutionnalité, une entrée dans l’impasse

14 avril 2023. Si la constitutionnalité du texte dans son ensemble soulève des avis contradictoires à l’aube de la sentence des sages, un point ne fait guère débat : l’index seniors, et avec lui quelques autres mesures, ont tout de cavaliers sociaux promis à une disparition imminente. Dans le tumulte causé par la décision puis la promulgation immédiate de la loi, ces censures, logiques au plan juridique, apparaissent presque comme secondaires, alors qu’elles marquent un raidissement du texte. C’est en quelque sorte une double peine : le véhicule législatif de la loi de financement rectificative de la sécurité sociale ne pouvait transporter que des mesures paramétriques ; or, les maigres contreparties à l’allongement de la durée de cotisation et au report de l’âge de départ n’étaient pas, pour la plupart, d’essence paramétrique ; ce qui explique leur élimination. Et un trouble certain face à un déséquilibre encore accentué au terme du « chemin démocratique », parcouru en claudiquant jusqu’au rayon fruits et légumes d’un supermarché d’Eure-et-Loir.

17 avril 2023. Les jours qui suivent la décision du Conseil constitutionnel sont agités. L’hypothèse qui tient initialement la corde est celle d’une reprise à l’identique de l’index seniors (et avec lui des autres mesures censurées en tant que cavaliers sociaux) dans un grand texte consacré au « plein-emploi » avant l’été, qui servirait de voiture-balai. Un choix soucieux de respecter les équilibres du texte, mis à mal par la censure partielle, et de réintroduire des dispositions écartées pour des raisons procédurales, sans remise en cause de leur constitutionnalité sur le fond. Mais dès le 16 avril, Olivier Dussopt se montre pour le moins prudent, élargissant la focale du sujet de l’emploi des seniors. Le lendemain, le déroutage est confirmé : dans son adresse à la nation, le Président de la République évoque l’emploi des seniors (sans mentionner l’index à proprement parler) comme un futur sujet de négociation au niveau national et interprofessionnel dans le cadre de son « pacte de la vie au travail », dans le même temps qu’un recentrement de son projet plein-emploi sur le périmètre qu’on lui connaît aujourd’hui (service public de l’emploi, RSA et mesures sur le handicap). Le jour suivant, le patronat, répondant à l’invitation élyséenne, s’engouffre dans la brèche : à la sortie de cette rencontre, Geoffroy Roux de Bézieux se dit favorable à une négociation la plus large possible (… donc la moins contraignante possible ?) sur l’emploi des seniors, confirmant que l’hypothèse d’une reprise législative de l’index à court terme est morte, et enterrée.

Remarque

Pour rappel, les syndicats, eux aussi conviés à l’Élysée au lendemain de la promulgation de la reforme des retraites, refusent l’invitation. Une posture logique compte tenu des relations alors très tendues avec un exécutif sourd à leurs demandes depuis plusieurs mois.

Itinéraire bis ou voie de garage ?

12 juillet 2023. C’est peu dire que le sujet de l’emploi des seniors, en particulier son volet index, n’a guère agité l’actualité depuis. Tout à sa volonté de renouer le dialogue avec les syndicats, l’exécutif a pris le temps ces dernières semaines de construire, lentement, un agenda social susceptible de rassembler toutes les parties pour réamorcer des discussions. Le renvoi désormais acté à une négociation large en matière d’emploi des seniors pose pourtant un problème évident : on voit mal dans quelles conditions le patronat, qui dénonce depuis l’origine une usine à gaz et ce qu’il appréhende comme une couche de contraintes supplémentaire, pourrait conclure un accord ramenant à la vie l’index seniors, ou quelque autre mesure contraignante ou coûteuse que ce soit. Pire : les syndicats eux-mêmes se montrent pour le moins sceptiques, Marylise Léon (CFDT) expliquant par exemple que l’index « ne peut pas être l’alpha et l’omega » du sujet de l’emploi des seniors, et préférant axer son propos sur les temps partiels ou la retraite progressive. Il faut dire que l’index égalité, qui sert de modèle et s’appuie sur des bases juridiques plus ambitieuses, concentre de nombreuses critiques : facilité de contournement des indicateurs, mise en doute de leur pertinence face aux réels facteurs d’inégalités, effets peu évidents… Difficile pour les organisations de salariés d’imaginer qu’un index seniors pourrait changer la donne et dépasser le stade de simple outil de communication, au service de l’exécutif ou des entreprises.

Rendez-vous en septembre. Dans ces conditions, qui défendra encore l’index seniors ? La fin du mois d’août devrait être l’occasion pour syndicats et organisations patronales de défiler à Matignon ou rue de Grenelle, pour participer à des concertations préalables à l’émission de « documents d’orientation », notamment sur l’emploi des seniors. Déjà présentés comme laissant « toute marge de manœuvre aux partenaires sociaux », ces textes guideront des négociations qui doivent s’ouvrir à l’automne. Leur contenu sera donc scruté. On imagine assez mal sous quelle forme les chantiers de la retraite progressive ou du cumul emploi-retraite pourraient être réengagés avec ambition, si peu de temps après une réforme qui vient de les réagencer. Restent donc, outre un volet formation qui pourrait faire consensus, le CDI seniors cher aux sénateurs mais sur lequel l’exécutif s’était montré très réservé, et … l’index seniors. Si aucun négociateur n’y semble réellement attaché, une discussion au niveau national et interprofessionnel peut-elle faire l’impasse sur le sujet ? Le gouvernement, quant à lui, voit toujours dans l’index une « mesure utile » : peut-il prendre le risque de le voir sacrifié, et avec lui la seule manifestation, pâle mais en tant soit peu visible, de son volontarisme en matière d’emploi des seniors ? Coluche ou Desproges ont chacun blagué au siècle dernier sur les vieux qu’il faudrait « tuer à la naissance » : s’agissant de l’index seniors, c’est peut-être déjà fait.



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