Si l’on devait filer la métaphore rugbystique pour évoquer le document de cadrage préalable aux négociations sur l’assurance chômage, transmis par Matignon ce 1er août, on hésiterait entre le qualifier de charge tête baissée, ou de jeu d’évitement. Acculés sur leur ligne, les syndicats, ne peuvent que constater que la cabane est proche de tomber sur le chien, le régime semblant voué à changer profondément de logique.
Dans la torpeur d’un 1er août, un document produisant l’effet d’un réveil brutal est parvenu aux partenaires sociaux, en provenance de Matignon. D’ici le 15 novembre, ils devront négocier sur le devenir du régime d’assurance chômage en respectant, comme il est d’usage depuis la loi Avenir professionnel, un cadrage gouvernemental [C. trav., art. L. 5422-20-1]. Maniant manifestement l’antiphrase – volontairement ou non –, l’entourage du ministre du Travail aurait qualifié cette lettre de « peu prescriptive » alors que s’y expriment une quantité de contraintes qui laisse perplexe sur les réelles marges de manœuvre des négociateurs. L’hypothèse la plus réaliste à ce stade est celle, à terme, d’une reprise en main par l’exécutif. Dès lors, le document de cadrage relève sans doute moins de la préfiguration d’une discussion que d’une véritable lettre d’intentions, au travers de laquelle se dessine le futur du régime.
La fixation sur l’incitation
Du point de vue des droits des demandeurs d’emploi, le point saillant du document réside dans la confirmation, voire l’accentuation, de la vocation incitative des règles d’indemnisation. Dès la partie « contexte général » en préambule, l’assurance chômage est décrite comme susceptible de « générer des incitations favorables à l’emploi ». C’est tout l’objet du principe de « contracyclicité », durcissant les règles en période jugée favorable, désormais inscrit dans la loi [C. trav., art. L. 5422-2-2] et sur lequel le document de cadrage revient pour en demander la préservation, malgré l’opposition connue de longue date des syndicats. Plus largement, toutes les règles relatives à l’indemnisation évoquées dans le document sont abordées sous l’angle de l’incitation : calcul du salaire journalier (qui ne doit pas inciter au fractionnement des contrats), durée minimale d’affiliation (qui soit « suffisamment incitative »), ou encore dégressivité des allocations les plus élevées, on y reviendra. Véritable leitmotiv fondé sur les sciences comportementales ou la grille de lecture de l’homo œconomicus, ce caractère incitatif du régime contribue à faire passer au second plan sa dimension assurantielle.
Remarque
Notons que le document de cadrage évoque pour le moins marginalement le bonus-malus de cotisation, qui constitue le seul volet « incitatif » à destination des employeurs.
Parler d’incitation, c’est tout dire et ne rien dire à la fois. Car le mot, qui se définit comme « l’action d’inciter, de pousser à quelque chose » peut recouvrir deux réalités distinctes : d’un côté, la carotte, de l’autre, le bâton. Songeons aux aides versées aux entreprises. L’idée que l’incitation financière invite à adopter tel ou tel comportement est souvent mise en avant. Mais s’agissant du document de cadrage, on comprend que l’incitation est plus brutale : différer l’accès à l’indemnisation, réduire son montant, la limiter dans le temps sont autant d’incitations par la négative, de menaces proférées sur un mode culpabilisant. En faisant un tour sur le site de l’Unédic, on s’aperçoit pourtant que l’institution mentionne elle aussi le caractère incitatif de l’assurance chômage, à ceci près qu’elle liste à ce titre… des dispositifs plutôt favorables aux demandeurs d’emploi, comme le cumul possible des allocations avec un salaire, l’allongement de la durée de couverture en cas de reprise d’un travail, ou les versements aux chômeurs choisissant de se former. Autant de sujets qui ne figurent pas dans le champ des discussions voulues par la Première ministre, qui préfère s’en tenir aux incitations façon coup de pied aux fesses, confirmant que le plein-emploi doit bien être pensé dans sa dimension répressive.
Qu’attendre en cas d’échec probable des discussions ? La solidification du régime actuel, naturellement, puisque sa préservation est demandée : les 25 % de durée d’indemnisation supprimés l’hiver dernier n’ont aucune chance de réapparaître, et le seuil d’affiliation ouvrant droit à indemnisation ne devrait pas être revu à la baisse. Solidification et peut-être même approfondissement. On se rappelle de l’hypothèse d’un deuxième seuil de taux de chômage déclenchant une nouvelle réduction de la durée d’indemnisation, un temps présenté aux partenaires sociaux à la manière d’un ballon d’essai avant d’être retiré. Rien ne permet de dire que l’idée ne reviendra pas sur le tapis, a fortiori si le plein-emploi et son taux de chômage à 5 % finissent par se rapprocher. Autre point de vigilance : la mention très sibylline du régime d’allocations dégressives, appliqué aux « cadres » (en réalité, aux allocataires doit le salaire dépassait 4700 € brut par mois) à partir du septième mois [D. n° 2019-797, 26 juill. 2019, Règl. Assurance Chômage, annexe A, art. 17 bis]. Invitant à « corriger les différences effectives d’incitation de retour à l’emploi selon le niveau de rémunération » et à tenir compte « des capacités effectives à retrouver un emploi », le document de cadrage ouvre peut-être la voie à un régime de dégressivité plus sophistiqué encore. Si l’on suit cette logique, les personnes considérées comme les plus employables verraient leurs allocations encore plus limitées, le régime assurantiel se muant en filet de sécurité recentré sur les plus défavorisés.

La perspective d’une dérivation financière
Si les mécanismes incitatifs ne font qu’approfondir des logiques déjà à l’œuvre, un second point, plus inédit, interroge à la lecture de la lettre de cadrage : l’utilisation des excédents du régime d’assurance chômage au bénéfice des politiques de l’emploi. On pouvait s’attendre à ce que les importants surplus que le régime enregistre actuellement soient l’objet de convoitises ; on n’imaginait peut-être pas que la tentation de s’approprier de grandes masses monétaires se ferait jour aussi rapidement. Et là encore, c’est la conception assurantielle qui est mise à mal.
Partons du constat : l’Unédic, après un excédent de 4,3 milliards d’euros en 2022, s’attend à une amélioration continue de son solde financier sur la période 2023-2025, avec près de 18,7 milliards d’euros d’excédents en cumulé. Dans l’état actuel des choses, l’Unédic peut consacrer l’entièreté de ce solde à rembourser sa dette, qui s’élèvera tout de même à 56,3 milliards d’euros en à fin 2023. Mais les choses vont donc changer, à l’initiative de l’exécutif qui fixe sa feuille de route. D’abord, l’amélioration du solde financier servira à réévaluer la participation du régime au financement de Pôle emploi (ou « France Travail » pour les plus futuristes), du seuil actuel de 11 % des recettes à 12 ou 13 %. Ensuite, une partie des sommes sera fléchée « vers la politique en faveur du développement des compétences et d’accès à l’emploi » : de 2 milliards d’euros en 2023 jusqu’à possiblement 4 milliards d’euros en 2026. Se dessine un schéma dans lequel une « part minoritaire » de l’excédent va aux politiques de plein emploi, la « part majoritaire » restant dédiée au désendettement.
Remarque
En expérimentant autour des chiffres pour 2024 par exemple, l’excédent de 5,4 milliards d’euros projeté avec le schéma de répartition actuel donnerait lieu à ponction de 2,5 à 2,7 milliards d’euros à destination des politiques de l’emploi ; soit une part certes techniquement minoritaire mais extrêmement proche de la parité avec la part consacrée au désendettement, le tout sans compter l’éventuelle augmentation des versements vers Pôle emploi/France Travail.
Le changement de logique est notable. Respecter la vocation assurantielle du régime aurait commandé de prioriser de manière beaucoup plus nette son désendettement. C’est d’ailleurs la rationalité historique de ce type de régimes que de profiter des périodes plus favorables pour compenser les déficits creusés pendant les (parfois longues) séquences où ils ont dû assurer à grande échelle leur rôle d’amortisseurs sociaux. En ralentissant le remboursement, l’exécutif prend le risque que la dette soit encore importante au jour où se produira un retournement de conjoncture. On imagine que l’endettement résiduel du régime pourrait alors servir de prétexte à ne pas se montrer trop généreux avec les allocataires. D’autres rétorqueront que l’État est garant de la dette contractée par le régime et qu’il en porte le stigmate au titre de la dette publique au sens des critères de Maastricht, ce qui l’autorise à exercer un droit de regard.
Quant au lien avec les politiques de l’emploi, il mérite aussi d’être questionné. Il y a une logique incontestable à ce que l’Unédic contribue à Pôle emploi, puisque les comptes du régime dépendent largement de la capacité du service public à guider les chômeurs vers l’emploi. Mais il est permis de douter que le même raisonnement puisse s’appliquer en matière d’apprentissage. Certes, le nombre record d’alternants réduit mécaniquement le nombre de demandeurs d’emploi, quoique bien peu auraient été indemnisés ; certes, les compétences construites en apprentissage auront peut-être à long terme des effets positifs et sécurisants pour la carrière des personnes concernées. Pour autant, la manière dont se déploie actuellement le soutien à l’apprentissage au travers de l’affichage exalté de l’objectif du million de contrats (mentionné tel quel dans le document de cadrage) relève d’une politique d’aide aux entreprises qui ne dit pas son nom et commence à soulever de nombreuses critiques (effets d’aubaine, régime dérivant vers le post-bac et des publics dont les problématiques d’insertion professionnelle sont moindres, piètre qualité des formations parfois dispensées).
Remarque
Les aides à l’embauche d’apprentis ont représenté un coût de 4 milliards d’euros en 2021 et de 4,4 milliards d’euros en 2022, selon la Cour des comptes. L’institution qualifie ces sommes d’aides aux entreprises plus que d’aides à l’insertion professionnelle en raison de la combinaison d’un montant élevé, d’un champ d’application très large, et d’une indifférence à la conjoncture économique, pourtant favorable à l’emploi.
Comment ne pas remarquer que les montants fléchés par le document de cadrage correspondent peu ou prou au déficit enregistré par France Compétences, organisme dont la Cour des comptes a sévèrement jugé qu’il s’engouffrait dans une impasse financière ? Pour résumer, le sentiment qui domine est que l’État ne parvient plus à alimenter lui-même l’insatiable marché de l’apprentissage et la formation professionnelle, largement libéralisé, dopé aux deniers publics et à ce stade fort mal régulé ; et qu’il sollicite maintenant l’assurance chômage pour trouver les milliards d’euros manquants. Cette ponction sur le régime finit en tous cas d’acter son étatisation, rampante depuis 2018 et qui trouve là son expression la plus aboutie. Qu’on la juge légitime ou non, elle marque une nouvelle fois l’opportunisme et le climat de défiance entretenus par l’exécutif à l’encontre des partenaires sociaux, alors même que la normalisation de leurs relations orageuses était présentée comme une des priorités de la rentrée.