Une réforme des retraites peut-elle faire l’impasse sur le sujet de la pénibilité ? Probablement pas. Elle peut toutefois, à défaut d’ambition, se contenter de promesses, qui prennent forme en ce mois d’août à la faveur de deux décrets. Les fondamentaux du régime applicable depuis 2017 s’en trouvent confortés, au risque d’entretenir une logique compensatoire aux effets anecdotiques.
Hiver 2023. Pendant que les débats sur le report de l’âge de départ à la retraite mettent le pays en tension, l’exécutif prétend, entre autres, compenser cette rigueur par une meilleure prise en compte de la pénibilité. Pourtant, à lire le projet de loi, peu de changements sont envisagés. Et pour cause : le texte présenté reconnaît au gré de son exposé des motifs que les modifications seront pour l’essentiel réglementaires, ce qui implique qu’il ne les formule qu’à titre de promesse. L’heure de parution de ces textes est venue. Quant au fait de respecter la parole donnée, le contrat semble rempli. Pourtant, l’architecture de la prise en compte de la pénibilité n’étant que marginalement retouchée, il ne faut pas s’attendre à un bouleversement en matière de prévention, et encore moins à des mesures susceptibles de peser sur le contenu concret du travail des salariés. De quoi relativiser fortement les déclarations du ministre du Travail, qui ose évoquer des décrets qui « viennent concrétiser le tournant de la prévention, condition nécessaire pour améliorer les conditions de travail ».
Des ajustements comme autant de simples encouragements
Les principaux apports des décrets publiés le 11 août [D. n° 2023-759, 10 août 2023 ; D. n° 2023-760, 10 août 2023] tiennent d’abord dans la révision des seuils qui déclenchent la compilation des points sur le compte personnel de prévention (C2P). Les facteurs de pénibilité concernés sont le travail de nuit (réduction de 120 à 100 nuits annuelles) et le travail en équipes successives alternantes (réduction de 50 à 30 nuits par an) [C. trav., art. D. 4163-2 mod.]. Selon l’étude d’impact fournie en début d’année en accompagnement de la réforme des retraites, 55000 nouveaux salariés bénéficieraient du C2P par l’effet de cette baisse des seuils. Deux autres mesures phares vont dans le sens d’une certaine générosité dans l’alimentation du C2P [C. trav., art. R. 4163-9 mod.] : la prise en compte des multi-expositions au-delà de deux facteurs est enfin organisée, qui produirait des effets pour environ 8000 salariés déjà exposés ; et le nombre de points qu’un salarié peut acquérir est déplafonné. De toute évidence, ce déplafonnement ne bénéficiera qu’à des salariés très fortement et durablement exposés à la pénibilité (à rebours de l’objectif de sortie de la pénibilité poursuivi par ailleurs), à tel point qu’aucun chiffrage de moyen terme n’est donné par l’étude d’impact de la réforme des retraites.
Outre l’acquisition des points, les décrets entendent valoriser leur utilisation par divers aménagements. Le coefficient de conversion des points pour un passage à temps partiel est par exemple amélioré, 10 points ouvrant droit à 4 mois à mi-temps contre 3 auparavant [C. trav., art. D. 4163-26 mod.]. Sur un mode sonnant et trébuchant, la valeur du point est aussi majorée (de 375 à 500€) pour les usages en vue d’une formation professionnelle pour un poste moins exposé à la pénibilité, ou d’une reconversion professionnelle [C. trav., art. R. 4163-11 mod.]. Sur ce plan, on note l’optimisme béat de l’étude d’impact : potentiellement, ces majorations profitent certes à tous… à ceci près qu’en bénéficier réellement suppose que les salariés fassent usage de ces possibilités. Or la projection à 70000 salariés utilisateurs à horizon 2030 laisse songeur quand, en cumulé depuis que le C2P existe, ils sont à peine 1500 à s’être servis de ce levier en vue d’une formation professionnelle.
L’espoir de l’exécutif semble reposer sur l’introduction des projets de reconversion professionnelle, nouvelle modalité d’utilisation du C2P. Il s’agissait du principal ajout législatif en matière de pénibilité [C. trav., art. L. 4163-7, 4°], et la structuration juridique du dispositif occupe une nouvelle sous-section dans le Code du travail [C. trav., art. D. 4163-30-1 et s. nouv.]. La mesure s’inspire du projet de transition professionnelle, et se structure autour d’un accompagnement préalable par les opérateurs de compétence, au travers de conseils en évolution professionnelle assurant un rôle d’information et d’orientation [C. trav., art. R. 4163-19 mod.]. L’idée est d’organiser des reconversions vers des métiers ne subissant pas de facteurs de pénibilité, en finançant non seulement la formation mais aussi la rémunération du salarié lorsqu’il doit mener ces actions sur son temps de travail. Si l’intention est louable et que le C2P permettrait de lever une partie de l’obstacle financier (au prix toutefois d’une exposition passée à la pénibilité susceptible de laisser des traces), la mesure risque de se heurter à certains problèmes déjà identifiés à travers les dispositifs de reconversion promus jusqu’ici, parmi lesquels le caractère inégalitaire des perspectives de réussir ladite reconversion et d’accéder à un emploi stable.
Remarque
L’absence de recul à ce stade sur le dispositif cousin des « transitions collectives » n’aide pas à se figurer la probabilité de fonctionner à grande échelle qu’aura la reconversion via le C2P.

Une politique de l’offre au service du statu quo
On l’aura compris, l’exécutif a choisi la continuité en matière de pénibilité. Les améliorations sont indéniables mais ne reviennent pas sur les logiques profondes du dispositif. En ouvrant une voie nouvelle d’usage du compte consacrée à la reconversion, et en accordant quelques points supplémentaires, c’est en quelque sorte une politique de l’offre qui est poursuivie, avec l’idée que le recours au C2P pourrait se démocratiser par l’effet de ce simple encouragement. Or, on a remarqué combien l’immense majorité des salariés concernés ne se préoccupait guère de l’outil : à la fin 2021, seuls 13600 salariés avaient demandé des conversions de points, sur 1,9 millions de C2P ouverts. Un nombre de points disponibles plus important et de nouvelles possibilités d’usage suffiront-ils à renverser la tendance ? Rien n’est moins sûr, et l’on discerne mal sur quelles données se fonde l’étude d’impact pour justifier ses espoirs de puissante montée en charge. Il faut garder à l’esprit que les salariés pour lesquels le C2P peut compiler suffisamment de points pour trouver une utilité sont, précisément, ceux qui subissent de fortes expositions à des facteurs de risque, et que beaucoup de progrès restent à faire sur l’articulation entre leurs conditions de travail, leur état de santé et le parcours professionnels qu’ils peuvent espérer poursuivre tant que leur corps le leur permet. L’action de l’administration pour limiter le non-recours à ces droits sera un indice du sérieux avec lequel le sujet est envisagé.
Remarque
Si, comme prévu, l’emploi des seniors fait partie des thèmes de discussion majeurs de l’automne social, l’articulation entre prise en compte de la pénibilité et allongement des carrières devrait revenir, selon toute logique, sur le devant de la scène.
L’impression d’un changement très limité est renforcée par le statu quo s’agissant des critères de pénibilité susceptibles d’ouvrir des droits. On s’en souvient, une des premières mesures du premier quinquennat Macron avait consisté dans l’éviction du mot « pénibilité » et dans le détricotage des indicateurs fixés sous François Hollande, avec le retrait de quatre des dix critères initiaux [C. trav., art. L. 4163-1] : l’exposition aux agents chimiques dangereux, les manutentions manuelles de charges, les postures pénibles, et les vibrations mécaniques. Ces facteurs de pénibilité restent exclus du C2P, mais le Fipu (fonds d’investissement dans la prévention de l’usure professionnelle) fait son apparition pour traiter des risques ergonomiques, soit les trois derniers critères cités ci-dessus. Là encore, l’intention est louable mais les effets sont particulièrement incertains, puisqu’il est impossible d’anticiper dans quelle mesure les objectifs généraux de prévention, de sensibilisation, de formation et de reconversion au bénéfice des salariés concernés seront remplis à l’aide des 200 millions d’euros annuels dont l’organisme sera doté par la branche accidents du travail et maladies professionnelles. L’urgence à traiter l’ensemble des troubles musculosquelettiques est pourtant soulignée par l’étude d’impact elle-même, qui signale que ces risques ergonomiques occasionnent 90 % des maladies professionnelles reconnues. La probabilité de voir la situation des salariés s’améliorer sur ce front est donc aussi hypothétique que lointaine.
Remarque
Les comparaisons internationales, peu à l’avantage de la France en matière de prise en compte de la pénibilité, inviteraient pourtant à une action plus vigoureuse.
La naissance tardive de ce Fipu réduit aux risques ergonomiques tend finalement à démontrer combien la puissance publique s’est refusée ces dernières années à organiser une politique générale et volontariste de prévention de la pénibilité. Ainsi, il n’est aucunement question de revenir au principe d’une cotisation reflétant la pénibilité des métiers exercées. Rappelons en effet que l’exposition à la pénibilité d’un salarié déclarée par l’employeur n’entraîne aucune conséquence directe pour ce dernier. Depuis 2018, la cotisation de base applicable à toutes les entreprises et les cotisations additionnelles au titre de l’exposition aux facteurs de risque ont été supprimées [Ord. n° 2017-1389, 22 sept. 2017]. Autrement dit, le risque généré par l’exposition à la pénibilité n’est l’objet d’aucune appréhension incitant financièrement les employeurs à agir. Le seul effet de la déclaration de l’employeur étant l’alimentation du C2P, au plan comptable, le contrôle est susceptible de créer un coût pour la branche AT-MP sans créer de recette correspondante, de sorte qu’il y a lieu de s’interroger sur la teneur des vérifications exercées. De manière notable, aucune étude ne semble exister sur leur nature, leur ampleur et les résultats obtenus. L’incitation à procéder à ces contrôles est du reste limitée par la faiblesse de la sanction encourue, à savoir une pénalité de… 12,20 € par salarié concerné en 2023 [C. trav., R. 4163-33], dont on conviendra du caractère fort peu dissuasif. En promouvant un Fipu réduit aux risques ergonomiques et tourné vers la communication, la sensibilisation et l’accompagnement y compris financier [CSS, art. L. 221-1-5], la réforme des retraites assume qu’une responsabilisation des employeurs sur un mode plus ferme n’est pas à l’ordre du jour. Là aussi se dessine une politique de l’offre, qui se contente de mettre des instruments et des moyens au service des entreprises, dans l’espoir qu’elles s’en saisissent. Quant aux partenaires sociaux, les ambitions formulées par leur récent accord national interprofessionnel relatif à la branche AT-MP ne sont guère plus incisives. Difficile en définitive de voir plus que des changements cosmétiques dans ces nouveautés estivales. Les aspirations à rendre le travail soutenable, formulées par les manifestants comme par certains intellectuels au printemps dernier risquent donc de rester lettre morte ou, en tous cas, de ne pas figurer au rang des rares compensations tangibles face au report de l’âge de départ. Un constat qui démontre ce que l’on avait déjà deviné : la réforme d’essence paramétrique n’avait aucunement l’intention de s’intéresser au travail.