On en a parlé jusqu’à l’overdose, pendant des mois et des mois. On n’en parle presque plus aujourd’hui. Ne serait-il pas temps de se demander à quoi a servi l’activité partielle, et surtout ce que sera son rôle à l’avenir ?
Plus de 6 millions de salariés concernés (pour un nombre d’heures équivalent à plus de 3 millions d’équivalents temps-plein) et quasiment 15 milliards d’euros de demandes d’indemnisation par les employeurs : le second trimestre 2020 restera celui du pic absolu de recours à l’activité partielle, manifestation en droit du travail de l’interruption générale – à l’exception notable des salariés que la continuité de nos sociétés rendait indispensables –. Depuis, la décrue se confirme de mois en mois, selon la Dares. Avec 92000 salariés (soit environ 21000 équivalents temps-plein), les niveaux enregistrés début 2023 sont sans commune mesure avec le raz-de-marée des années 2020 et 2021. Ils restent toutefois notablement supérieurs aux 20000 à 50000 salariés par trimestre qui constituaient le rythme de croisière du dispositif jusqu’en 2019. Alors, dans le monde de l’après-Covid, l’activité partielle aurait-elle changé de fonction ? Devant la masse d’argent public déversée, la question se pose, d’autant que le contexte de « polycrises » dans lequel nous évoluons risque de faire émerger de nouvelles circonstances rendant indispensable le recours à ce mécanisme.
Deux modalités juridiques aux devenirs indécis
Avant toute chose, l’activité partielle dans sa version applicable aujourd’hui doit être décrite. Deux situations coexistent, qui répondent à des objectifs radicalement différents. D’une part, l’activité partielle de droit commun est accessible à toute entreprise, à condition qu’elle rencontre un des cas de figure évoqués par le Code du travail [C. trav., art. R. 5122-1 et s.]. Le salarié se voit attribuer une indemnité à hauteur de 60 % de son salaire brut ; l’employeur reçoit quant à lui une allocation représentant 36 % de ce même salaire brut, soit un reste à charge d’environ 40 % des sommes versées.
D’autre part, l’activité partielle de longue durée (APLD) continue de s’appliquer [L. n° 2020-734, 17 juin 2020, art. 53 ; D. n° 2020-926, 28 juill. 2020]. Il n’est certes plus possible d’entrer dans ce dispositif depuis le 1er janvier 2023, mais avec une période de référence maximale de 48 mois, son extinction définitive ne devrait pas intervenir avant la fin 2026. Dans ce régime, c’est l’accord collectif ou la décision unilatérale instaurant l’APLD qui suffisent à justifier son utilisation, aucun motif ou contexte particulier n’étant exigé. Les demandes de placement en activité partielle sont limitées à 40 % de la durée du travail sur la période d’application de l’accord (et jusqu’à 50 % en cas de difficultés particulières). Au plan financier, le régime est nettement plus avantageux, puisque les salariés obtiennent une indemnité égale à 70 % de leur rémunération brute, et les employeurs une allocation égale à 60 % de cette même rémunération, soit un reste à charge d’environ 15 %.
Cette subdivision trouve son origine dans la clôture du « quoi qu’il en coûte ». Passé l’effet de sidération des confinements et de l’arrêt de pans entiers de l’économie, l’activité partielle de droit commun, alors très généreusement indemnisée, générait de toute évidence des effets d’aubaine et des fraudes d’une ampleur inédite, d’autant que les capacités de contrôle étaient limitées, comme a pu le noter la Cour des comptes. Pour encourager la reprise à l’été 2021, soit plus d’un an après le début de la crise sanitaire, l’exécutif choisit alors de serrer la vis (voir la timeline fournie par Bercy). Il promeut l’APLD, tournée vers les entreprises connaissant des réductions d’activité durables sans que leur pérennité ne soit en cause. Pour celles-là, l’indemnisation reste encore garantie à un niveau élevé, en échange d’engagements sur le maintien de l’emploi, l’idée d’un recours lié à des évènements exceptionnels et exogènes passant au second plan derrière la logique de guichet ouvert aux entreprises en restructuration. En parallèle, l’activité partielle de droit commun n’a plus vocation qu’à représenter une solution d’urgence, ponctuelle. Les niveaux de prise en charge sont assez drastiquement réduits (quoique plus tardivement pour les secteurs dits « protégés »), au nom du bon usage des deniers publics. Conséquence : à l’heure actuelle, toujours selon la Dares, plus de 80 % des heures indemnisées le sont au titre de l’activité partielle longue durée, son pendant de droit commun s’établissant à des niveaux inférieurs à ceux connus avant la crise sanitaire.
Remarque
Sur les facettes de l’activité partielle à travers les âges, voir la contribution de Raphaël Dalmasso dans la revue Droit Social.
Entre une activité partielle longue durée « supernova » et une activité partielle classique désormais relativement prohibitive pour les employeurs comme pour les salariés, quelle serait la réaction en cas de nouvelle crise imposant de soutenir massivement l’économie ? S’appuyer sur l’APLD en entrebâillant sa porte d’entrée ? Rouvrir les vannes de l’activité partielle classique en offrant de nouveau des taux de prise en charge favorables, ciblés le cas échéant sur les secteurs les plus touchés ? Difficile de répondre : les difficultés liées à la guerre en Ukraine se sont déclarées alors que l’APLD était encore ouverte, le ministère du Travail renvoyant opportunément vers ce dispositif ; quant aux violences urbaines de la fin juin 2023, le droit commun a manifestement été jugé suffisant, de même que face aux pénuries de carburants de l’automne 2022 ou face à la perspective des délestages électriques l’hiver dernier.
Une inconditionnalité facteur de conservatisme économique
Le fait d’avoir, dans le premier temps de la crise liée au Covid-19, dépensé des montants astronomiques pour assurer des taux de prise en charge faibles ou nuls en activité partielle peut difficilement être remis en cause. La sidération causée par la propagation de l’épidémie impliquait un arrêt du travail dans de nombreux secteurs (compte tenu des connaissances et du degré d’impréparation), arrêt du travail qui, s’il n’avait pas été pris en charge par la puissance publique, aurait causé un effondrement aux conséquences sociales difficilement imaginables. La question peut d’ailleurs affleurer de savoir si ce soutien visait plutôt les salariés ou les employeurs : les uns ont certes été payés sans travailler et évité un licenciement ; mais les autres ont bénéficié d’une suspension du risque économique inhérent à leur activité (lequel justifie en théorie la prétention aux profits et le pouvoir exercé), et pu garder à leur service des salariés auxquels ils n’avaient pourtant plus de travail à fournir. La réflexion doit surtout s’orienter vers la fonction de ce secours.
Ce qui marque de ce point de vue, c’est évidemment l’inconditionnalité des versements. Des taux de prise en charge plutôt généreux ont été accordés sur une période de plus d’un an (y compris hors des secteurs les plus touchés), le gouvernement se ventant même du degré de protection apporté. Dans la durée, ce soutien aurait dû poser la question des schémas d’optimisation, des fraudes, et plus largement de la fragilité des modèles économiques des entreprises dans un monde d’incertitude. Agissant sur le mode de l’assureur en dernier ressort, l’État aurait pu profiter de ce levier pour exiger des entreprises, après quelques mois, des changements de pratique sur les terrains sociaux, sanitaires ou environnementaux, dans le sens d’une plus grande résilience. Cette opportunité était historique à l’échelle des dernières décennies, dans un schéma renversé où la vie économique était soudain soumise aux conditions du soutien public.
Pourtant, à aucun moment l’occasion n’a été saisie pour influer sur le cours des choses, à la maigre exception des vagues «engagements en matière d’emploi et de formation professionnelle » adossés à l’APLD. Pire : le Code du travail prévoyait avant la crise sanitaire qu’une seconde sollicitation de l’activité partielle dans les 36 mois suivant une précédente demande devait s’accompagner d’engagements de l’employeur (sur le maintien dans l’emploi, la formation, la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences ou le rétablissement de la situation économique) [C. trav., art. R. 5122-9]. Plutôt qu’actionner ce court levier, il a tout simplement été décidé… de suspendre son application [D. n° 2020-1316, 30 oct. 2020, art. 4]. Les entreprises ayant eu recours à l’activité partielle durant la crise sanitaire peuvent donc repasser par le guichet depuis, sans devoir formuler le moindre engagement.

Ces choix ont conduit à une cryogénisation du tissu économique, l’idée fantasmée du « monde d’après » cédant rapidement le pas face à l’objectif d’un redémarrage à l’identique. L’indice le plus notable en est le nombre de faillites anormalement bas sur la période, le marché n’assurant plus qu’imparfaitement le tri des entreprises viables ou non. À ce titre, l’inconditionnalité des aides publiques (qui ne se limite pas à l’activité partielle, loin s’en faut) apparaît comme une option profondément conservatrice : appuyer sur pause n’a pas servi à examiner les impasses pourtant évidentes de nos économies, et encore moins à agir pour les rendre plus robustes ou les adapter à leur nouveau contexte.
De la socialisation des pertes à la « sécurité sociale du capitalisme »
La logique née au long de la crise sanitaire pourrait bientôt porter ces revendications à un autre niveau : celui d’une conception de la puissance publique comme filet de sécurité d’un capitalisme devenu furieusement instable. Il faut dire que chaque frémissement de difficulté donne désormais lieu à une ruée vers Bercy de chefs d’entreprise victimes de circonstances contraires (violences urbaines, crise énergétique, …). Longtemps mythifiés pour leur goût du risque, les entrepreneurs et leurs représentants semblent fort peu goûter l’environnement mouvant dans lequel l’activité économique doit désormais être pensée et menée, et ne trouvent guère d’autre porte à laquelle frapper que celle de l’État, il est vrai prompt à se porter à leur chevet si une communication compassionnelle peut émerger des évènements. Manifestement, cette recherche devenue permanente d’une assurance contre les « risques de l’existence entrepreneuriale » n’est pas l’objet des remontrances morales dont sont l’objet les citoyens plus fragiles, accusés de profiter des largesses de l’assistanat.
Remarque
Ce schéma rappelle d’ailleurs irrésistiblement le sauvetage des banques opéré dans la foulée de la crise de 2008, l’intervention de États étant apparue indispensable, sans pour autant déboucher sur une profonde remise en cause du fonctionnement de la sphère financière. Les demandes fiscales formulées ces dernières semaines par le Medef y font écho, son président réclamant ainsi le 5 septembre que les excédents de l’Unédic donnent lieu à une réduction de cotisations chômage, soudain peu soucieux de sérieux budgétaire et occultant totalement qu’une partie non négligeable du déficit du régime a été creusée… par l’activité partielle.
Ce changement de paradigme en germe sera peut-être plus proche encore de l’éclosion quand surviendra la prochaine crise environnementale, sanitaire, sociale ou diplomatique. Il conviendra alors de se rappeler comment l’activité partielle est financée : aux deux-tiers par le budget de l’État (largement abondé par d’autres contributeurs que les entreprises), et au tiers par l’Unédic (dont les recettes sont constituées d’environ deux tiers de cotisations sociales à la charge des employeurs, mais de plus d’un tiers de CSG acquittée par les salariés). Autrement dit, l’allocation d’activité partielle versée à un employeur est une forme de redistribution en provenance de contributeurs qui ne se limitent pas, loin s’en faut, aux entreprises (au contraire par exemple du régime de garantie des salaires qui voit les entreprises s’assurer mutuellement).
Tant que les montants en jeu restaient marginaux, sans doute que le sujet de la légitimité de cette redistribution pouvait encore être ignoré. Quand tout un système économique ne tient plus que sur ce transfert, poser la question de qui y contribue, et pour combien, devient urgent. Si l’activité partielle devient une manifestation de ce que l’on pourrait qualifier, avec un brin de provocation, de sécurité sociale d’un capitalisme en crise permanente, alors les entreprises devraient mettre au pot commun pour justifier de s’en prévaloir, et sans doute plus qu’elles ne le font actuellement.