Considérations sur le travail

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Le client mystère est roi

Dans le monde du commerce, sa prépotence na dégale que sa discrétion : le « client mystère » alimente chez les salariés au contact du public un climat de paranoïa. Une sensation d’autant plus légitime que la Cour de cassation valide la pratique, tant qu’elle est l’objet d’une information préalable.

Le petit monsieur amusant avec moustache et chapeau ? La jeune femme aux manières ostentatoires, qu’on entend arriver de loin ? Le père de famille débonnaire, un peu dépassé par les évènements ? La cadre sup’ en tailleur, avec son air concentré ? Voilà un échantillon de la galerie de portraits que les salariés en contact avec la clientèle voient défiler quotidiennement, à la recherche du « client mystère », ce personnage un peu fantasmagorique qui se présente comme un client lambda (aucune couronne ne permet de le repérer), mais qui produit ensuite un rapport circonstancié à destination de l’employeur, pour jauger la qualité du service (ce qui, paraît-il, nécessite « rigueur, objectivité et sens de l’observation »). Avec au bout du compte la possibilité de le voir clouer au pilori le serveur malotru, la guichetière indélicate ou le vendeur s’affranchissant des procédures. La méthode rappelle que l’employeur, au nom du lien de subordination, a le droit de contrôler l’activité de ses salariés. À côté des options plus technophiles ou voyeuristes, l’énigmatique client mystère semble étrangement suranné, surtout à une époque où chacun peut aller décerner ses étoiles forcément parcimonieuses et ses commentaires acerbes sur les réseaux sociaux. Pourtant, le procédé semble répandu et vient d’avoir les honneurs de la chambre sociale de la Cour de cassation, qui valide son usage dans un arrêt de rentrée… sous condition d’information préalable.

Ayant ainsi constaté que le salarié avait été […] expressément informé, préalablement à sa mise en œuvre, de cette méthode d’évaluation professionnelle mise en œuvre à son égard par l’employeur, ce dont il résultait que ce dernier pouvait en utiliser les résultats au soutien d’une procédure disciplinaire, la cour d’appel a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision.

[Cass. soc., 6 sept. 2023, n° 22-13.783]

De la licéïté des intrigues royales

Dans cette affaire, l’employeur avait mandaté une société pour qu’elle envoie dans ses restaurants des clients mystères, chargés de contrôler la qualité du service. Dans sa fiche d’intervention, ce consommateur un peu particulier établissait que l’employé du restaurant en libre-service n’avait pas remis de ticket de caisse après avoir encaissé le paiement, contrevenant aux procédures de l’établissement. S’en suivent, pour ce motif, une mise à pied disciplinaire puis un licenciement.

Pour contester la mesure prise à son encontre, le salarié décide de s’attaquer à la preuve rapportée par l’employeur, à savoir le rapport du client mystère. En matière de surveillance des salariés, la loi fixe un cadre impératif, en dehors duquel les éléments produits doivent être écartés [C. trav., art. L. 1222-3] : l’information préalable du salarié, et la pertinence de la technique utilisée au regard de la finalité poursuivie. Le salarié, justement, met aussi bien en doute le choix du dispositif, qu’il qualifie de stratagème, que l’information préalable, qu’il estime insuffisante. Le client mystère pourrait-il être un roi déchu ?

Cette qualification de stratagème, la Cour de cassation a déjà eu l’occasion d’en faire usage pour écarter des preuves rapportées par des employeurs. Deux affaires permettent de mieux cerner sa position : l’une dans laquelle des agents sont dépêchés, se présentant comme simples clients, dans un établissement tenu par l’épouse du salarié pour vérifier s’il y exerçait durant son temps de travail [Cass. soc., 18 mars 2008, n° 06-45.093] ; l’autre dans laquelle La Poste avait cru bon d’utiliser des « lettres festives », à savoir des enveloppes diffusant de l’encre en cas d’ouverture [Cass. soc., 4 juill. 2012, n° 11-30.266]. Dans ces deux cas, la Cour de cassation avait écarté les preuves incriminant des salariés, jugeant les méthodes « clandestines » et « déloyales ». Et pour cause : le piège était d’autant mieux tendu que les salariés n’avaient aucunement été informés.

Yamauba with Kintaro Holding a Toy Mask / Kitagawa Utamaro / 1794 / Art Institute of Chicago / Domaine Public.

Quand la réputation du roi le précède

Il en va tout autrement dans notre affaire. Malgré les arguments des défenseurs du salarié, la cour d’appel a pu relever que l’information sur le recours au client mystère avait bien été passée. Non seulement l’employeur avait fait connaître l’existence du dispositif, mais il avait pris la peine, nous disent les juges, d’en expliquer le fonctionnement et l’objectif, ou encore de détailler le nombre de passages de ces clients vérificateurs dans une note aux représentants du personnel. De même que le crieur public annonçait la venue prochaine d’un monarque, celle du client mystère est ici portée à la connaissance des salariés.

Refusant d’examiner la pertinence du procédé en lui-même, la Cour de cassation se contente ainsi de relever l’existence d’une information préalable détaillée pour repousser la qualification de stratagème. Une solution qui rappelle une affaire plus lointaine, où l’intervention de deux détectives privés pour vérifier les pratiques d’une barmaid n’avait été questionnée que sous l’angle de l’information préalable [Cass. soc., 23 nov. 2005, n° 03-41.401].

Là où l’on aurait pu penser que le principe même du « client mystère » supposait, comme son nom l’indique, une forme de dissimulation confinant à la déloyauté, la Cour de cassation se montre finalement ouverte à ce mode de preuve dont elle ne remet pas en cause la pertinence au regard du but poursuivi. Dès lors que les salariés sont avertis que parmi la clientèle se trouveront quelques individus indéchiffrables à l’œil aiguisé et aux avis tranchants, les attestations que ces derniers rédigent peuvent être produites, comme ici au soutien d’une sanction disciplinaire, charge aux juges d’en apprécier la valeur. Voilà qui rassurera les acteurs d’un secteur économique plutôt lucratif, aux pratiques apparemment discutables. Quant au salarié dans notre affaire, faute d’avoir contesté sur le fond les faits qui lui étaient reprochés, son licenciement est validé. Le client mystère est bien roi : il peut continuer à faire régner la crainte chez ses sujets…



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