L’humeur
«Il comprend vite, mais faut lui expliquer longtemps. » Cette maxime scolaire moqueuse constitue un convaincant résumé de la lenteur avec laquelle nos institutions auront tenu compte des textes européens qui imposent notamment que les salariés malades (pour une cause professionnelle ou non) acquièrent des jours de repos sur leur période d’absence. La contradiction avait été cernée il y a déjà bien longtemps : même les périodiques juridiques à vocation pratique – donc pas seulement l’avant-garde éclairée de la doctrine – en avaient averti leurs lecteurs, dans leurs marronniers consacrés à la réglementation des congés payés.
Comment expliquer qu’il ait fallu attendre ce 13 septembre 2023 pour qu’une directive datant de 2003 trouve pleinement application ? Sans remonter si loin, une décision de la CJUE de 2018, explicitement mentionnée par la chambre sociale, pavait la voie aux juges : laisser la réglementation nationale inappliquée à défaut de conformité sur ce point. Ni les décisions rendues cette semaine, ni la communication qui les accompagne n’apportant de justification à cette tergiversation, on se contentera de noter que la Cour tentait depuis de longues années de faire entendre raison au gouvernement et au législateur dans son rapport annuel (voir par exemple en 2018, page 98). Après avoir compté jusqu’à « deux, deux-et-demi, deux-trois-quarts … » en espérant peut-être secrètement ne pas avoir à infliger une punition infamante, la chambre sociale avait été prise de vitesse cet été par la Cour administrative d’appel de Versailles, un peu moins patiente.
Dans cette course à l’inaction, c’est donc finalement le ministère du Travail qui s’impose haut la main. « Nous prenons acte de l’arrêt de la Cour de cassation et analysons les options possibles », voilà une déclaration pour le moins timorée que l’on mettra volontiers en parallèle des bavardages bruyants ces dernières semaines au sujet… d’une plus grande rigueur à l’encontre des salariés en arrêt maladie. Plutôt que de livrer une copie propre, c’est donc à l’usage du Tipp-Ex que nous invite l’exécutif la prochaine fois que l’on ouvrira notre Code du travail.
Message de service
Cette newsletter a vocation, chaque quinzaine, à vous apporter tout ce dont vous n’avez pas forcément besoin, et bien plus encore. Une humeur souvent revêche, une panoplie de liens vers des articles, des podcasts, des séries, films ou des documentaires qui valent d’être consultés, des citations marquantes (…qu’on n’aurait parfois préféré ne jamais avoir à lire ou entendre), ou encore des représentations du travail, notamment en chanson (mais pas que).
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À lire
- « La nuit où Sophie Binet CGT dans la bataille », Charlotte Bouvier, Fatine Gadri, Léa Tintiller et Victor Mérat, Les Jours, 6 septembre 2023 [Accès libre]
Les Jours consacrent une série à Sophie Binet, dans un portrait au long cours qui promet d’aider à mieux cerner la nouvelle dirigeante de la CGT. Le premier épisode ci-dessus est en accès libre, et le second est déjà paru (consacré à ses années étudiantes).
- « Produire l’auto-engagement au travail. Modalités du travail d’organisation dans une start-up en croissance », Marion Flécher, Revue de l’IRES n° 109, 2023 [Accès libre]
Un article de sociologie très accessible sur le travail en start-up, plutôt édifiant sur les ressorts psychologiques de l’engagement des salariés et la manière dont les organisations jouent sur ces codes sociaux.
- « Le Medef en fait trop sur la fiscalité des entreprises », Le Monde, 1er septembre 2023 [Accès libre]
Place à l’humour (involontaire) avec cet édito du Monde qui appelle le patronat au calme sur la question fiscale tellement ça devient abusé, mais enfin, en comprenant sa déception, en soulignant combien la politique de l’offre est une réussite, et en signalant qu’un peu de tenue et de bonne volonté pourraient être l’occasion d’obtenir des contreparties (comme s’il en manquait). Fin de la blague.
Chanter le travail
Pirouette pour cette première de la rubrique : les australiens de The Chats ne chantent pas à proprement parler le travail, en tous cas pas le travail effectif, mais le temps de pause, puisque leur « Smoko » renvoie en patois des antipodes au « smoke break », que l’on pourrait traduire en bon français par « pause clope ». Il ne faut pas plus de trois minutes au trio (et bien moins encore en live, au gré de versions qui évoquent plus la caféine que la cigarette) pour peindre un tableau social d’un réalisme sidérant : travailleurs accablés par la chaleur assis en pleine rue sur des caisses destinées aux bouteilles de lait ou téléconseillers de Centrelink (le service australien d’assurance sociale privatisé et notoirement dysfonctionnel) n’ont qu’un cri à faire résonner, ce « leave me alone I’m on smoko ». Une éructation qui révèle sans doute moins un problème d’addiction à la nicotine qu’un travail devenu insupportable, quand ne pas se tenir à la disposition de l’employeur, ni à la portée du client, de l’usager ou du simple passant s’impose comme un impératif vital.
À regarder
The Irishmen : An Impression of Exile, Philip Donnellan, 1965
Toutes mes excuses à celles et ceux qui ne pratiquent pas la langue anglaise, puisque faute de traduction ou de sous-titres, un certain degré de maîtrise est nécessaire pour appréhender ce documentaire longtemps oublié et réapparu il y a quelques années. Avec certes les biais de réalisation et de construction de l’époque, il donne à voir la situation des immigrés irlandais au Royaume-Uni dans les années 60, préposés aux tâches les plus rudes sur les grands travaux d’infrastructures de l’époque. Le choix de l’exode forcé par le manque de perspectives, les solidarités qui rendent l’expérience possible autant qu’elles prédestinent à une forme d’isolement communautaire, l’abnégation face à la pénibilité du travail, le jeu des employeurs sur la concurrence entre semblables, l’exil dans l’exil lié au fait de se déplacer au gré des chantiers… Rythmées de nombreuses chansons, ces 50 minutes disent le déracinement couplé à la brutalité du sentiment d’infériorité, mais laissent entrevoir aussi la dignité qui subsiste malgré l’âpreté des destins.
La citation
« Cette dérogation permettra […] d’entretenir la convivialité. »
Syndicat général des vignerons de la Champagne, 28 août 2023
Information révélée par l’AFP et relayée notamment par Liaisons Sociales Quotidien le 30 août, une exception accordée par la Dreets aux vignerons de Champagne a permis lors des vendanges d’héberger dix travailleurs par chambre (contre six habituellement), d’accorder à chacun 4,5 m² (contre 9 m² de base et 7 m² par occupant supplémentaire en temps normal), et de prévoir un WC et une douche pour huit personnes (contre six).
Avouons qu’on n’aurait pas tiqué outre-mesure (et pourtant il y a matière) si les représentants des exploitants s’étaient contentés de souligner que ça facilitait les embauches et que ça les aidait dans leur logistique. Par contre, faire passer cette promiscuité pour un facteur de bonne ambiance, c’est le seuil à partir duquel notre intelligence devrait se sentir insultée. Surtout qu’in fine, ces vendanges se sont soldées par quatre décès, qui n’ont peut-être aucun lien avec ces conditions d’hébergement, mais qui en disent long sur les conditions de travail des saisonniers concernés.
À écouter
« Une vie au travail. Avoir raison avec Simone Weil », Aïda N’Diaye, France Culture, 4 août 2021 [Accès libre]
Une approche de la pensée de Simone Weil sur le travail, qui parlera à tous ceux qui s’interrogent intimement sur ce qu’il implique d’articulation entre aliénation et contribution à une forme d’élévation de soi.