Considérations sur le travail

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Réparation des AT/MP : les syndicats en porte-à-faux

L’article 39 du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 fait grand bruit, en limitant la réparation des salariés victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles. Les syndicats, à l’initiative conjointe de la mesure, auraient-ils commis là une erreur inexcusable ?

L’indignation s’est exprimée à la suite d’une série de tweets signés François Desriaux, rédacteur en chef du magazine Santé et Travail, mais s’exprimant en l’occurrence comme dirigeant de l’association nationale de défense des victimes de l’amiante. La raison ? L’article 39 du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 redéfinit les préjudices couverts par la rente versée en cas d’accident du travail et de maladie professionnelle, pour fermer la porte à une indemnisation intégrale même en cas de faute inexcusable de l’employeur. Un cadeau fait au patronat ? Certainement, mais accordé avec l’assentiment unanime des syndicats de salariés, désormais en porte-à-faux avec les associations de victimes. De quoi rendre la situation quelque peu singulière, et justifier des éclaircissements.

Le renversement immédiat d’une solution de la Cour de cassation

Pour comprendre le déclenchement de cette controverse, il faut remonter aux arrêts rendus par la chambre plénière de la Cour de cassation le 20 janvier dernier [Cass. Ass. plén., 20 janv. 2023, n° 21-23.947 et 20-23.673]. À cette occasion, les juges ont considéré que la rente forfaitaire versée à la victime par suite de l’accident du travail ou de la maladie professionnelle [CSS, art. L. 434-2] ne réparait que les incidences professionnelles de sa situation, et pas le « déficit fonctionnel permanent », défini comme le handicap dont souffrent les victimes dans leur vie quotidienne. Une évolution décisive pour l’indemnisation intégrale des victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles.

En cas de faute inexcusable de l’employeur, le salarié est en effet fondé à agir contre lui pour la réparation complémentaire du préjudice causé notamment par « les souffrances physiques et morales » [CSS, art. L. 452-3]. Tant que le déficit fonctionnel permanent était compris dans la rente forfaitaire, le salarié était contraint de prouver que ses souffrances physiques et morales s’en distinguaient, afin que le même préjudice ne soit pas indemnisé deux fois. Une preuve impossible à rapporter en pratique, qui rendait illusoire une indemnisation pleine et entière. Depuis les décisions de janvier, le déficit fonctionnel permanent n’étant plus couvert par la rente forfaitaire, il devenait plus simple d’obtenir une réparation intégrale pour le volet personnel du préjudice.

Remarque

Pour rappel, la faute inexcusable est caractérisée lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver [Cass. soc., 28 févr. 2002, n° 00-11.793].

On sait le supplice vécu par certains salariés : l’affaire tranchée en janvier concernait un travailleur des mines de Lorraine diagnostiqué d’un cancer à la fois très handicapant, objet de très lourds traitements, irréversible et incurable. La facilitation des indemnisations intégrales au titre des souffrances endurées est donc apparue comme un progrès. Car il faut rappeler que la rente est non seulement forfaitaire, mais qu’elle est en plus fonction du salaire de référence du salarié, ce qui implique que les sommes obtenues au titre d’une dégradation identique de l’état de santé et des conditions de vie diffèrent, sans grande logique, selon la rémunération antérieure des personnes touchées.

Painting (formerly Machine) / Morton Livingston Schamberg / 1916 / Yale University Art Gallery / Domaine Public

L’article 39 du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 fait frontalement obstacle à cette décision de la Cour de cassation. Il redéfinit les préjudices couverts par la rente forfaitaire, en incluant explicitement le déficit fonctionnel permanent. Pire : le projet ferme la porte à double tour en rétrécissant le champ des préjudices complémentaires, qui seraient limités aux souffrances survenant avant la consolidation de l’état de la personne. Si l’article devait être adopté en l’état (ce qui est probable eu égard au recours prévisible à l’article 49 al. 3 de la Constitution), la rente couvrirait de nouveau à la fois les incidences professionnelles et personnelles, ce qui rendrait très complexe l’obtention d’une réparation intégrale du préjudice. Un retour à la situation antérieure à janvier 2023 qui, on le comprend, alimente la rancœur des associations de victimes, lesquelles dénoncent la faveur faite à des employeurs condamnés pourtant au titre de leur faute inexcusable.

L’attachement au « compromis historique » des syndicats instrumentalisé par l’exécutif

Le positionnement des différents acteurs sur le sujet serait parfaitement lisible et somme toute assez classique si la mesure proposée n’avait pas été rendue possible … par l’accord national interprofessionnel sur la branche AT/MP, signé en mai 2023 par toutes les organisations syndicales de salariés représentatives à ce niveau, CGT comprise – un fait assez rare pour être signalé –. Comment expliquer leur position, que certaines associations de victimes ont déjà qualifié de trahison ?

D’abord, soulignons que l’ANI appelle à « prendre toutes les mesures nécessaires afin de garantir que la nature duale de la rente AT/MP ne soit pas remise en cause » et réaffirme le principe de la réparation forfaitaire « même en cas de faute inexcusable » (p. 21). Il devenait difficile d’imaginer une transposition législative sauvegardant cette dualité, mais ménageant en parallèle l’indemnisation intégrale complémentaire en cas de faute inexcusable. Ce point de départ est semble-t-il parfaitement assumé par les signataires, qui le justifient par la nécessité de perpétuer le « compromis historique », manifestation de ce que le titre de l’ANI qualifie aussi de « consensus social ».

Autre point à remarquer : l’ANI entend adosser la réaffirmation du caractère forfaitaire à des avancées en vue « d’une réparation rapide, automatique et à un niveau adéquat ». Autant d’éléments qui ne sont pas au menu du PLFSS pour 2024. La transposition passe ainsi à côté des contreparties envisagées (accès au droit, meilleure reconnaissance des AT/MP, accompagnement de la victime et restitution de sa capacité au retour à l’emploi, niveaux d’indemnisation forfaitaire rehaussés, etc.), même s’il faut convenir que toutes ne relèvent pas de la matière législative. Des garanties ont-elles été apportées, ou pourraient-elles être obtenues, afin que soient respectés des grands équilibres de l’accord adopté au printemps ? Rien n’est moins sûr et la partialité du début de ces grands travaux sur le devenir du régime invite à la plus grande vigilance.

Sans doute faut-il aussi replacer cet ANI dans un contexte plus large. Les attaques du gouvernement sur le paritarisme, qui s’expriment ces jours-ci dans les discussions tendues sur l’Agirc-Arrco et l’assurance chômage, créent un climat qui pousse les négociateurs à s’affirmer pour mieux garder la main. Cette affirmation passe ici par un accord consacré à la gouvernance du régime des AT/MP qui sacralise ses spécificités, le fameux « compromis historique », au premier rang desquelles figurerait le caractère forfaitaire de la réparation, même en cas de faute inexcusable. Au nom de la préservation de leur position dans le régime des AT/MP, les syndicats unanimes se retrouvent à endosser une mesure marquée par un immobilisme certain, et une posture pour le moins inconfortable face au légitime besoin de justice exprimé par les victimes d’accidents du travail. L’avenir dira si les pistes de modernisation avancées par l’ANI aboutiront, ou si elles ne sont que chimère ; car en attendant, seule la perpétuation d’un système abondamment critiqué est à l’ordre du jour du gouvernement (voir par exemple le dossier publié par la revue Droit social en juillet 2023). Aux syndicats de prouver désormais qu’ils ont maintenu leur position au cœur du régime pour mieux l’améliorer.



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