L’humeur
La France se mobilise rarement le vendredi. Une litanie d’articles de presse explique assez bien pourquoi nos syndicats suggèrent en général de battre le pavé les mardi ou jeudi : pas touche au repos du week-end (que tentent parfois d’occuper les organisations de jeunesse, ou des partis politiques) ; mercredi décrété « jour des enfants » (… pour ne pas dire de la production domestique, reposant encore trop largement sur les femmes) ; et crainte de la tendance aux RTT qui touche en général les lundi et vendredi. Incongruité donc que cette journée du 13 octobre 2023, qui trouve ses origines dans une décision de la confédération européenne des syndicats, qui n’avait pas invité à l’action sur tout le continent depuis 2019. D’où, aussi, un mot d’ordre généraliste, quoiqu’en résonance avec les préoccupations soulevées dans l’hexagone : lutte contre l’austérité et augmentation des salaires.
Sur ce dernier point, les syndicats jouent gros. Le sujet est porteur et le timing séquencé, puisque se tient lundi une « conférence sociale » inédite sous l’ère Macron, et largement consacrée au sujet du pouvoir d’achat des salariés. Au menu figureront les minima conventionnels, les classifications, les déroulés de carrière, les temps partiels et contrats courts, ou encore les exonérations de cotisations, primes d’activité et le tassement des rémunérations. Rappelons quand même que l’organisation de ces échanges n’a pas directement été obtenue par les syndicats, mais décidée lors des rencontres de Saint-Denis entre le Président de la République et les forces politiques. Un signe sans doute que l’exécutif se montre plus sensible à la pression émanant d’élus prompts à dénoncer le sentiment de déclassement, qu’aux revendications des camionnettes-ballons-sonos qui crachent l’inusable « Motivés, motivés ».
Reste donc pour les centrales à vérifier si l’élan du printemps dernier sera suffisant pour faire masse en cette rentrée, et si c’est le cas, à convertir cette fois le nombre de manifestants en avancées sociales. La fierté quant à la taille des cortèges et au maintien de l’unité syndicale affichée depuis le printemps dernier est légitime (et réaffirmée ce week-end à la une de La Tribune Dimanche par le binôme Binet-Léon). Mais elle ne masquera pas chez tous les sympathisants le goût amer de la défaite concédée. À l’heure où la réforme des retraites produit déjà ses effets, est-il encore possible d’espérer obtenir des résultats sans changer de méthode ? Début de réponse ce 13 octobre, et la semaine prochaine.
À voir
Nous les ouvriers, Fabien Béziat et Hugues Nancy, France 2, diffusé le 10 octobre 2023
La classe ouvrière et le mouvement ouvrier n’ont pas souvent les honneurs du prime time de la télévision, alors soulignons l’effort de ce « Nous les ouvriers », œuvre grand public en forme de retour en arrière mais aussi d’état des lieux. Le récit historique, très franco-français, apparaît moins riche et nuancé que celui retracé par le récent « Le temps des ouvriers » (diffusé sur Arte et toujours disponible en ligne), mais on appréciera les descriptions par les ouvriers eux-mêmes de leur travail : appréhension du rythme de la chaîne de production, bruit infernal des métiers à tisser, peur viscérale à la descente dans la mine, corps trop usé pour mener une vie normale… En creux, derrière les motifs de fierté et de dignité induits par un destin commun, on comprend le drame d’une classe sociale à laquelle toute autonomie a si souvent été niée, qu’il s’agisse de l’impossibilité de choisir jusqu’à sa gestuelle (réglée par l’organisation scientifique du travail) ou des instrumentalisations politiques toujours renouvelées (comme durant la bataille du charbon au sortir de la seconde guerre mondiale), sans oublier l’absence de maîtrise des décisions économiques, matérialisée par le profond désarroi causé par la désindustrialisation.
La citation
« Ce n’est pas un acte de charité ou la reconnaissance d’un mérite individuel, c’est un devoir de solidarité qui pèse sur la nation et qui est inconditionnel. »
Claire Hédon, Libération, 10 octobre 2023
Dans une interview puissante livrée à Libération, la Défenseuse des droits pose frontalement la question de la constitutionnalité de la réforme du RSA. Car le préambule de 1946 signale à son alinéa 11 que « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Des principes qui s’accommodent fort mal de la conditionnalité qui se met en place à travers un accord très politique entre la majorité relative et le parti Les Républicains. Pour les plus fragiles, le risque de paupérisation et d’exclusion définitive est majeur, d’autant que les difficultés d’accès aux droits, comme le souligne Claire Hédon, prennent bien souvent un tour cumulatif. Pour ceux qui sont à peine moins fragiles, l’accompagnement pourrait rapidement être supplanté par le simple placement plus ou moins contraint, dans une logique où le plein emploi exige prioritairement la réponse aux besoins des entreprises.
À lire
- « La généralisation de la négociation collective d’entreprise amplifie les inégalités entre salariés », Baptiste Giraud et Camille Signoretto (propos recueillis par Bernard Domergue), actuEL-CSE, 3 octobre 2023 [Accès libre]
L’heure est particulièrement bien choisie pour la parution du livre « Un compromis salarial en crise. Que reste-t-il à négocier dans les entreprises ? », coordonné par Baptiste Giraud et Camille Signoretto, qui le présentent ici en interview. À n’en pas douter, la conférence sociale de la semaine prochaine renverra vers les entreprises au moins une partie des décisions à prendre sur les salaires ; un échelon qui, pourtant, s’avère facteur de profondes inégalités, entre taux de syndicalisation variés, présence ou non de représentants du personnel, pressions exercées au long des chaînes de valeur réduisant à néant le grain à moudre des employeurs sous-traitants, et pouvoir économique ayant tendance à s’éloigner des espaces de discussions pourtant valorisés par les pouvoirs publics.
- « Dix ans après la fermeture de l’abattoir Gad, « il faut se faire violence pour rebondir » », Aline Leclerc, Le Monde, 11 octobre 2023 [Abonnés]
On mentionne un peu plus haut la désindustrialisation, alors voici un exemple de ce que la fermeture d’une usine produit, avec dix ans de recul, chez les premiers concernés. Ces témoignages racontent autant de parcours de vie à baliser en repartant de zéro, ou presque. On note aussi le silence éloquent de ceux qui ne sont pas parvenus à s’en sortir vraiment, et qui ne figurent dans l’article que comme des ombres absentes. Quant à l’insistance dans la titraille sur le motif de la résilience, un peu gênante au premier abord, elle traduit finalement combien, selon les mots d’un ex-salarié « la lutte est collective, mais la recherche d’emploi est individuelle », dessinant une forme d’atomisation pulvérisant des destins autrefois liés.
- « The UAW Decided to Use a Novel Strike Strategy. It’s Working. », Stephanie Ross, Jacobin, 3 octobre 2023 [Accès libre]
En écho aux questionnements français sur la pertinence des stratégies syndicales, un article (en anglais) de Jacobin, magazine phare de la gauche radicale américaine, offre un aperçu des modalités tactiques du mouvement actuellement mené dans l’industrie automobile. Négociations à ciel ouvert, mobilisation impliquant plus largement que les salariés, jeu avec les rumeurs sur l’extension de la grève ou encore prise de conscience des possibilités ouvertes par la connaissance par les travailleurs de la machine économique à laquelle ils contribuent… les idées ne manquent pas, même si transposer à l’identique est évidemment illusoire.
Chanter le travail
Billy Bragg – Which Side Are You On (sur l’EP Between The Wars, Go! Discs, 1985)
Constatant la réapparition de grèves dures aux États-Unis et en Angleterre, reposer une oreille sur une des multiples versions du classique « Which Side Are You On » s’impose. On pourrait se référer à la version initiale, américaine, écrite par Florence Reece dans les années 1930 au soutien de mineurs en grève avant d’être popularisée par Pete Seeger, mais on s’arrêtera ici sur la transposition à la période thatchérienne, portée par Billy Bragg au cœur des années 1980. Dans la tradition folk, la mélodie reste mais les paroles évoluent, et aux appels à l’organisation collective pour mieux contrer le discours patronal, socles de l’originale, succède une tension électrique dans la ténacité face à la répression syndicale (« But it’ll take much more than the union law/To knock the fight out of a working man. »). Une interprétation proférée la mâchoire serrée, dans une posture sans doute plus défensive qui raconte une époque de résistance face à la pluralité des forces à affronter.
Message de service
Dans la lignée de l’article de la semaine dernière sur l’article 39 du PLFSS et la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles, votre serviteur s’est vu proposer une publication chez actuEL-RH, en accès libre. La démarche a permis d’entrer en contact avec des interlocuteurs syndicaux qui, réaffirmant leur opposition à la mesure, ont apporté des compléments éclairants aux propos tenus ici, en particulier sur leur rôle espéré dans la fixation des rentes à un niveau suffisant. Tout ça pour vous dire, en revenant à ma personne, que la multiplication de ce genre de sollicitations (qui serait une bonne nouvelle pour moi) limitera forcément ma capacité à produire ici. Il faut donc s’attendre à quelques arythmies de mise à jour du site à l’avenir, même si le principe de la newsletter toutes les deux semaines, soubassement de toutes choses, devrait être préservé. Un prétexte de plus pour vous réinviter à vous abonner !
À écouter
«Quel avenir pour l’entreprise ? », Dominique Méda, France Culture, septembre 2023
Ceux qui me connaissent savent ma passion pour l’entreprise, fondement aussi structurant qu’insaisissable de nos économies et de notre monde du travail. Dans cette série en cinq épisodes de quatre minutes chacun, Dominique Méda livre des points de repères accessibles aux plans historique, organisationnel et même juridique (joie d’entendre vulgarisée la remise en question de la propriété des actionnaires sur l’entreprise!), sans oublier une projection sur la question écologique.