Considérations sur le travail

Libres propos consacrés au travail et à son droit


Considérations (Ép.04)

L’humeur

« Manœuvres dilatoires » : c’est en ces termes que je me suis permis de qualifier la semaine dernière l’attitude du gouvernement face aux demandes syndicales d’une conditionnalité des aides aux entreprises. Pour ne pas laisser ce débat sans réponse, c’est par un autre bout que la majorité relative a décidé de prendre le sujet, remettant en question l’extension des exonérations de cotisations. Les députés du camp présidentiel ont ainsi vu leur amendement « de compromis » retenu dans la version du projet de loi de financement de la sécurité sociale sur laquelle Élisabeth Borne a déclenché l’article 49 al. 3 de la Constitution.

Quel est le problème ? Les seuils d’exonération sont exprimés en fonction du smic, lequel a, ça ne vous aura pas échappé, augmenté continûment par l’effet de l’inflation depuis deux ans. D’où un dérapage financier fort peu contrôlé, de l’ordre d’une quinzaine de milliards par an en comparaison avec 2021, selon l’exposé des motifs de l’amendement. La solution proposée ? Décorréler ces seuils du salaire minimum, pour mieux maîtriser l’expansion de ces dispositifs. Et comment s’y prendre, concrètement ? C’est là qu’on se gratte un peu la tête, d’autant que le Medef a déjà rué dans les brancards pour dénoncer un « choc négatif de compétitivité ».

Là où l’on pensait naïvement que le smic actuel pouvait définir un niveau d’exonération à ne plus dépasser, il n’en est rien. Bien au contraire, ce seuil devient un nouveau plancher ! L’exonération de cotisation patronale d’assurance maladie [CSS, art. L. 241-2-1] serait donc sacralisée jusqu’à minimum 2,5 smic de fin 2023, et l’abaissement du taux de cotisations d’allocations familiales [CSS, art. L. 241-6-1] serait lui garanti jusqu’à au moins 3,5 smic de fin 2023. Et le plafond ? Lui serait mouvant, continuant de suivre le smic, comme actuellement. Entre ces deux jalons, on retrouverait à la manette un gouvernement agissant par décret, auquel l’exposé des motifs de l’amendement se contente de demander une « revalorisation maîtrisée », ce qui, convenons-en, n’entame pas fondamentalement ses marges de manœuvre.

C’est donc peu dire que l’entrée dans l’ère du questionnement de la légitimité de ces aides aux entreprises se fait sur la pointe des pieds. Un rapport parlementaire cosigné par Jérôme Gueudj et Marc Ferracci établissait pourtant, il y a quelques semaines, que les exonérations avaient des effets « quasiment nuls » sur l’emploi entre 2,5 et 3,5 smic. Nous en sommes réduits à conclure qu’en la matière, l’effet d’aubaine reste la règle, et que seul l’excès d’effet d’aubaine donnera lieu à une hypothétique réaction, sans doute dûment marchandée dans les couloirs de Bercy.



Chanter le travail

The Clash – Career Opportunities (sur l’album The Clash, CBS, 1977)

« They offered me the office, offered me the shop/They said I’d better take anything they’d got », en voilà un programme pour atteindre le plein emploi, détaillé non sans morgue par The Clash dans Career Opportunities. C’est que la thématique de l’inadéquation entre les aspirations des demandeurs d’emploi et ce que l’on appelle désormais les « métiers en tension » n’a rien de nouveau, pas plus d’ailleurs que la logique de placement qui vient se substituer à l’accompagnement. Chacun constituera donc sa liste de fonctions pas franchement désirables : les Clash, sans grande surprise, n’ont pas très envie d’être flics ou militaires, ni de servir du thé à la BBC. Quant au job d’ouvreur de lettres suspectes, exercé par le guitariste du groupe Mick Jones à l’époque où sévissait l’IRA, elle ferait presque penser au recrutement massif d’agents de sécurité, précaires envoyés en première ligne pour des Jeux Olympiques qu’il faudra tant bien que mal organiser dans un climat de menace terroriste persistante.


À lire

En contrepoint de la mobilisation décevante du 13 octobre, Mediapart met les pieds dans le plat en s’interrogeant au long d’un dossier de cinq articles sur le devenir du mouvement social après la réforme des retraites. Entre relégitimation des syndicats et nouvelles formes de lutte, la question stratégique ne peut plus être contournée, d’autant que les réformes risquent bien de se poursuivre au pas de charge en touchant les plus précaires, et que la répression policière va en s’accentuant.

Non sans lien avec la proposition de lecture précédente, cette note thématique sur l’épuisement syndical vient conclure un cycle entamé par la CFDT au sujet de la « société fatiguée ». Sans grande surprise et guidé par un profond sentiment de lassitude, on souscrit à la conclusion des sociologues ayant mené cette enquête, qui soulignent à la fois combien le manque de moyens pèse sur la capacité d’agir (dans l’entreprise comme en dehors), mais aussi à quel point ce contexte favorise une surcharge de travail qui caractérise trop souvent l’engagement syndical, entretenant la culture sacrificielle des organisations.


La citation

« L’article L. 3326-1 du code du travail, tel qu’interprété par la Cour de cassation, en ce qu’il interdit toute remise en cause, dans un litige relatif à la participation, des montants établis par ladite attestation, dont la sincérité n’est pas contestée, quand bien même sont invoqués la fraude ou l’abus de droit à l’encontre des actes de gestion de l’entreprise, pourrait être considéré comme portant une atteinte substantielle au droit à un recours juridictionnel effectif. »

Cass. soc., 25 oct. 2023, n° 23-14.147

Vu comme ça, un extrait de décision de la chambre sociale de la Cour de cassation ne ressemble pas vraiment à une déclaration fracassante. Et pourtant, en acceptant de renvoyer vers le Conseil constitutionnel la disposition du Code du travail qui fait obstacle à la remise en cause des attestations d’inspecteurs des impôts et de commissaires aux comptes sur les bénéfices d’une entreprise, les juges font un premier pas en vue de faire sauter le verrou qui empêche les contentieux relatifs à la participation d’aboutir. Les salariés concernés par le sujet – au premier rang desquels ceux d’un éditeur juridique bien connu – en étaient tristement restés à l’idée que « la fraude corrompt tout sauf que là non, désolé », quand bien même ils rapportaient des preuves accablantes. L’arrêt avait alors fait grand bruit car la teneur discutable de la décision se doublait d’un conflit d’intérêts fort mal anticipé. L’occasion d’un rattrapage bien tardif est peut-être venue, mais dans le doute, en attendant une réponse des sages, le plus sûr serait de soutenir aussi les initiatives parlementaires qui se sont penchées sur le problème.


À écouter

« Droit du travail et écologie – Les perspectives du possible », Frédéric Géa, Amicus Radio, 23 octobre 2023

Frédéric Géa terminait en début de semaine sa série de cinq podcasts sur le droit du travail et l’écologie. L’ensemble, fortement teinté de philosophie du droit et de philosophie tout court, est exigeant mais permet d’aller au fond de ce qui « coince » dans nos représentations et leurs traductions juridiques, du rapport de l’humain à la nature en passant par l’adossement du salariat à la logique de croissance économique.


Le chiffre

5 millions

… comme le nombre de salariés travaillant dans les 56 branches dont les minima sont actuellement sous le niveau du smic, soit un petit quart des 21 millions d’emplois salariés du secteur privé que compte le pays. Tous ces salariés ne sont évidemment pas dans le bas des grilles de rémunération mais le chiffre, donné par Olivier Dussopt dans une interview au Télégramme le week-end dernier, permet de se rendre compte de l’ampleur du phénomène.


À voir

« Slike iz života udarnika », Bahrudin Bato Čengić, 1972

Il ne vous reste plus que jusqu’au 9 novembre pour voir en accès libre grâce à Arte cet étrange film yougoslave, qu’on pourra résumer hâtivement comme un regard ironique et mordant sur la dévotion stakhanoviste de la classe ouvrière des pays communistes, qui aurait été mis en image par un Wes Anderson des balkans à l’esprit façonné par les visuels de propagande d’un parti unique. Certes le rythme est bancal pour le spectateur occidental des années 2020, et puis on ne comprend pas tout, mais c’est corrosif tout en étant touchant, et parfois même désespérant. Surtout, ça pousse à leur paroxysme les interrogations sur le travail vecteur d’intégration sociale et de valorisation de soi (dérision comprise sur la quête de gloire qui en résulte), instrumentalisé jusqu’à l’absurde pour poursuivre des fins qui échappent finalement aux premiers concernés.



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Après plus de quatre ans à couvrir l’actualité du droit social pour Social Pratique, j’ai créé cet espace de réflexion sur ce que m’inspire le droit du travail, ce qu’il donne à observer, et ce qu’il dit de nous.

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