Considérations sur le travail

Libres propos consacrés au travail et à son droit


Considérations (Ép.05)

L’humeur

Les nécrologies publiées le week-end dernier au sujet de Charles Piaget (ici ou ), figure de la lutte des Lip dans les années 1970, ont sonné comme les oraisons funèbres médiatiques d’un idéal autogestionnaire qui ne semble plus subsister dans le débat public que comme une mémoire lointaine. Soubresaut du socialisme utopique du XIXe siècle ; traduction dans la production des agitations de mai 1968 ; ou encore héritage encombrant d’un échec pour le mouvement des Scop : il y a bien des manières de resituer dans un historique plus long le cas Lip. Mais quelles leçons en tirer ?

Avant d’être un projet autogestionnaire, Lip pourrait être décrit comme une résistance face à l’inéluctabilité d’un ordre économique qui indexe la vie et à la mort des entreprises sur des critères de rentabilité étroits, décidés loin des salariés, et peu soucieux de durabilité. À cet égard, l’expérience Lip en préfigure une infinité d’autres, devenues communes dans notre imaginaire, fatalités acceptées de la destruction créatrice et de la concurrence internationale. Outre les dégâts humains pour des collectifs de travail longtemps soudés et soudain pulvérisés par l’arrêt de leur activité, ces situations interrogent un monde économique du jetable, souvent incapable de s’inscrire dans le temps, avec ses indicateurs favorisant le court terme et sa croissance conçue comme infinie.

La résonance de Lip tient aussi et surtout à sa manière de faire vibrer l’idéal démocratique. Se passer du patron, c’était écarter l’idée que le pouvoir se mesure au nombre de parts sociales possédées. Si l’on arrive à saisir quel processus historique a conduit à marginaliser la gouvernance selon le principe « une personne, une voix », on comprend un peu moins que le monde politique ou syndical ait à ce point renoncé à porter haut la revendication d’un véritable partage du pouvoir de décision, alors que l’alinéa 8 du préambule de la Constitution de 1946 porte la trace de cette aspiration jamais réalisée. La timide entrée des salariés dans les organes décisionnels n’a pas soulevé grand élan [C. com., art. L. 225-79 et L. 226-5-1], et reste sans lendemain ; la démocratie s’arrête toujours aux portes de la plupart des entreprises.

Marginal, le mouvement des coopératives de production l’est assurément par son poids économique ; reste qu’il est un outil pour ceux qui souhaitent aligner leur pratique avec leurs valeurs. Les réserves impartageables inscrivent l’activité dans la durée ; la négociabilité limitée des parts sociales empêche toute appropriation du capital et garantit l’indépendance ; la gouvernance démocratique, qu’il faut apprendre à faire vivre, est un impératif ; le principe coopératif de formation responsabilise et cultive l’idée de transmission. Les Lip s’en étaient saisis, sans doute trop tard eu égard des obstacles dressés sur leur route. Depuis, d’autres en ont fait de même, en création comme en reprise, avec ou sans succès. Car le marché, lui, ne fait pas de cadeau aux Scop, qui comme les travailleurs de Lip à l’époque, ne peuvent bien souvent compter que sur elles-mêmes.



À lire

Dans la série des articles évoquant la mémoire de Charles Piaget, actuEL-CSE donne la parole au chercheur Guillaume Gourgues pour tirer les leçons du volet syndical de l’expérience Lip. Modes d’action partant de la base, relations avec les centrales, ou encore construction d’un contre-discours sur l’expertise économique : les enseignements sont nombreux, même avec 50 ans de décalage.

Alors que la politique politicienne et des discours toujours plus caricaturaux se déploient autour du projet de loi immigration, un reportage paru dans Le Monde offre un aperçu des réalités de l’immigration légale de travail. Un schéma dans lequel la dureté des tâches est adossée à ce qui est décrit comme une « double subordination », puisque la dépendance vis-à-vis de l’employeur vaut autant pour le travail que pour le renouvellement ultérieur des autorisations par l’Office français de l’immigration et de l’intégration. Ou comment notre économie et notre administration organisent un système qui ne peut déboucher que sur l’exploitation et l’arbitraire.


Chanter le travail

Mazouni – Clichy (sur la compilation Un Dandy en Exil (Algérie-France 1969-1983), Born Bad Records, 2019)

Puisque l’on parle d’immigration de travail, et voici un témoignage musical tout droit venu de 1974 de ce que peut signifier le déracinement et l’assignation aux métiers pénibles et subalternes (merci à Born Bad Records pour la traduction des paroles glissée en description sur Youtube, et aux Jours pour avoir évoqué récemment cette compilation). Dans Clichy, Mohamed Mazouni éclaire par des mots simples et directs la dureté des conditions (« Prévenez tout le monde que le balai, au fond des tranchées / Nous abîme moralement et physiquement ») mais aussi le mépris profond rencontré (« Avec le chef de chantier, rien que des engueulades / Tout le temps à nous chercher des histoires / Le chômage fait rage, trop de sans emploi / Pour l’Arabe, c’est toujours non / Pas d’embauche, c’est trop tard / Le directeur n’est jamais là pour toi / Quand tu ne t’appelles pas Bernard… »). Un message aux siens, à sa mère plus précisément, ancré dans un héritage musical à cheval sur les rives de la Méditerranée et empli d’un désarroi qui sonne aussi comme le début d’une révolte face à l’injustice, laquelle semble toujours d’actualité.


La citation

« Nous ne souhaitons pas casser la dynamique, ni envoyer un contre-signal qui serait néfaste au développement de l’apprentissage. »

Olivier Dussopt, audition devant la commission des affaires sociales dans le cadre des discussions sur le projet de loi de finances pour 2024, 31 octobre 2023

Le frémissement aura été de courte durée : alors que des membres de la majorité avaient fait adopter en commission un amendement au projet de loi de finances prévoyant un paramétrage plus serré des aides à l’embauche d’apprentis pour les recentrer sur les niveaux de qualification rencontrant de véritables problématiques d’insertion, le ministre du Travail a fermé (claqué ?) la porte sans attendre. Au nom d’une « dynamique » et de « signaux » à envoyer, la collectivité continuera donc de financer la possibilité pour des entreprises de plus de 250 salariés de recruter des bac +5 à moindre coût (tout en soutenant fortement l’enseignement supérieur privé qui a bien compris quel profit il pouvait tirer du schéma). Pour la cohérence avec les leçons de bonne tenue des comptes publics, on repassera ; et l’on continuera de se questionner sur le dogmatisme d’une politique qui sacralise l’affichage du chiffre au point de faire preuve de cécité volontaire sur les effets d’aubaine qu’elle engendre.


À écouter

« Grand Paris : quel coût humain pour ce chantier titanesque ? », Sophie Parmentier et Raymond Albouy, Interception, France Inter, 29 octobre 2023

France Inter livrait il y a une quinzaine de jours un reportage au long cours consacré aux accidents du travail survenus sur le chantier du Grand Paris Express. Avec de vrais extraits de visite de chantier qui donnent à entendre des ouvriers qui parlent plusieurs langues, des équipements de protection non ou mal portés, et beaucoup de sous-traitance.


Message de service

Dans la suite de l’évocation du renvoi de QPC sur la contestation des attestations des commissaires aux comptes dans le cadre des contentieux de la participation aux résultats [Cass. soc., 25 oct. 2023, n° 23-14.147], votre serviteur a commis un commentaire de facture nettement plus sobre et didactique dans les colonnes de la Revue Fiduciaire.


À voir

« Rana Plaza Collapse Documentary: The Deadly Cost of Fashion », Ismail Ferdous, Nathan Fitch, The New York Times, 15 avril 2014

Cette année marquait, au mois d’avril, les dix ans de l’effondrement de l’usine textile bangladaise du Rana Plaza sur les ouvriers qui y travaillaient, causant un bilan dramatique de plus de 1100 morts. Mais c’est pour une autre raison que les forçats du textile bangladais sont en colère et le font savoir dans la rue ces dernières semaines : la revendication d’une augmentation de salaire atteignant un niveau leur permettant de vivre dignement, et qui serait à la hauteur des profits réalisés par les grandes marques occidentales à partir des vêtements produits par eux puis exportés dans le monde entier. Car si la pression médiatique et le travail des ONG ont permis des progrès sur le front de la sécurité des bâtiments pour éviter de nouvelles catastrophes (dans la lignée des avancées du devoir de vigilance), le régime d’exploitation économique, lui, demeure.



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Après plus de quatre ans à couvrir l’actualité du droit social pour Social Pratique, j’ai créé cet espace de réflexion sur ce que m’inspire le droit du travail, ce qu’il donne à observer, et ce qu’il dit de nous.

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