La loi sur le partage de la valeur devrait être adoptée définitivement au Parlement dans les prochains jours. L’occasion de revenir sur le principe de non-substitution au salaire, réclamé par les syndicats, réaffirmé par accord entre partenaires sociaux … et mis à mal par les choix répétés de l’exécutif.
Parce qu’il est issu d’un compromis entre partenaires sociaux que le Parlement avait essentiellement pour rôle de transposer, le projet de loi Partage de la valeur a pu aboutir de manière relativement consensuelle sous la forme du compromis acté ce 15 novembre en commission mixte paritaire. Au cours des débats, des voix ont cherché à réaffirmer le principe de non-substitution aux salaires. Si l’accord national interprofessionnel appelait à la vigilance dès son article 1er, sa transposition ne prend que très imparfaitement en compte le sujet. Pourtant, à en croire les données disponibles, la question de l’effet d’aubaine se pose, en particulier au regard de la prime de partage de la valeur, qui par sa nature même, entre en concurrence avec les hausses de salaire.
L’intégration juridique minimale de la non-substitution
Le Code du travail n’aborde jusqu’ici le principe de non-substitution au salaire des dispositifs de partage de la valeur qu’en deux occasions : en matière d’intéressement [C. trav., art. L. 3312-14] et d’abondements aux plans d’épargne salariale [C. trav., art. L. 3332-13]. Dans les deux cas, une formulation est retenue : les sommes ne peuvent se substituer à aucun élément de rémunération pris en compte pour la détermination de l’assiette des cotisations, en vigueur dans l’entreprise au moment de la mise en place du plan, ou qui deviennent obligatoires en vertu de règles légales ou contractuelles. Une limite est toutefois apportée : dès lors qu’un délai de 12 mois s’est écoulé entre le dernier versement d’un élément de rémunération supprimé et la mise en place du plan, la règle n’est plus applicable et les versements au titre de l’intéressement ou du plan d’épargne bénéficient des exonérations qui leur sont associées.
Reprenant ce principe, la loi introduisant la prime de partage de la valeur (PPV), pérenne depuis l’été 2022, se montre à peine plus bavarde. Il mentionne notamment les usages (en plus des règles légales et contractuelles), puis précise que la PPV ne peut pas se substituer « à des augmentations de rémunération ni à des primes prévues par un accord salarial, par le contrat de travail ou par les usages en vigueur dans l’entreprise ou l’établissement » [L. n° 2022-1158, 16 août 2022, art. 1er, III, 3°]. Les limites à cette version du principe de non-substitution, la plus extensive à ce jour, sont bien visibles : certes la PPV ne peut pas remplacer un élément de rémunération existant ou une hausse de salaire déjà décidée ; mais en cas d’arbitrage sur l’avenir, la PPV peut très bien se poser en alternative aux augmentations de salaire.
Le projet de loi qui transpose l’ANI partage de la valeur ne comprenait initialement qu’une nouveauté en matière de non-substitution : son article 7 relatif aux plans de partage de la valorisation de l’entreprise (qui, comme leur nom l’indique, visent à intéresser les salariés à l’évolution de la valeur de l’entreprise plutôt qu’à ses résultats) reprend la formulation utilisée en matière de PPV. Des amendements lors de l’examen devant l’Assemblée nationale ont abordé le sujet … mais toujours a minima. Au final, la formulation utilisée en matière d’intéressement est recyclée pour s’appliquer aussi à la participation [C. trav., art. L. 3325-1 futur].
Ces éléments suffisent-ils à transposer fidèlement l’ANI ? Son article 1er souffle le chaud et le froid : d’un côté, il « rappelle avec force l’importance du principe du principe de non-substitution » qu’il qualifie de « règle structurante ». Mais l’ambition reste modeste puisqu’il s’appuie ensuite sur les termes déjà utilisés par le Code du travail, prenant seulement soin de qualifier les primes qu’il n’est pas possible de remplacer (régulières, occasionnelles ou exceptionnelles). Seul point de divergence majeur : le dernier alinéa évoque la nécessité de « prévoir un traitement différencié aux discussions sur le partage de la valeur dans le cadre des négociations obligatoires prévues par le Code du travail ». Des amendements ont proposé la transposition de ce point, en prévoyant par exemple des délais à respecter entre les négociations salariales et celles sur les dispositifs de partage de la valeur. Mais tous ont été repoussés au nom des risques de blocage du calendrier lorsque des négociations se font dans des agendas contraints, comme pour l’intéressement qui doit aboutir avant la mi-temps de l’exercice comptable.

L’effet d’aubaine de la PPV et ses conséquences
À ce stade, les dispositifs de partage de la valeur historiques doivent être différenciés de la prime de partage de la valeur. L’épargne salariale (au sens large) obéit à des régimes juridiques moins souples : la participation constitue une obligation légale [C. trav., art. L. 3322-2] ; l’intéressement ressort en général d’un accord collectif (ou d’une formule fixée par la branche) et ses critères doivent avoir un caractère aléatoire [C. trav., art. L. 3312-1] ; plus largement, les sommes recueillies n’ont en théorie pas pour objet d’abonder directement le pouvoir d’achat des salariés, puisque leur régime fiscal invite à privilégier le placement, et que ce choix entraîne un délai d’indisponibilité que seuls les cas de déblocage anticipé peuvent écarter.
Il en va différemment de la PPV, pensée dès l’origine comme un outil ponctuel d’accroissement du pouvoir d’achat, qui répondait à l’urgence sociale pointée par la crise des gilets jaunes. Son premier nom de « prime exceptionnelle de pouvoir d’achat » [L. n° 2018-1213, 24 déc. 2018, art. 1er] était bien plus explicite : il s’agissait de lâcher du lest. Le nom et les plafonds ont évolué, mais pas le cœur de son régime juridique. Surtout, les effets initiaux se sont inscrits dans le temps. Comme le souligne une étude de l’Insee au sujet de la fin 2022, c’est en rapport du salaire que doit être examinée la PPV : l’importance des versements de PPV sur cette période s’est accompagnée d’un faible dynamisme des salaires mensuels de base, d’autant plus notable que l’inflation avait commencé à prendre de la vigueur. L’étude en conclut qu’une partie au moins des sommes versées en PPV l’auraient été en augmentations de salaire pérennes si la PPV n’avait pas existé. L’effet d’aubaine est notable, sans toutefois pouvoir être précisément quantifié, la fourchette évoquée évoluant entre 15 et 40%.
Remarque
L’exécutif ne nie pas l’existence de ces situations, puisqu’il faisait par exemple mention dans les documents annexes au Projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 d’un « effet dynamique sur longue période » conduisant à « réduire ou différer une hausse de salaire » [PLFSS 2023, Annexe 4, p. 32]. Les mêmes symptômes avaient été remarqués dès 2019 avec la prime exceptionnelle de pouvoir d’achat.
La PPV crée ainsi deux écueils. D’abord, son régime social [L. n° 2022-1158, 16 août 2022, art. 1er, V] vient ajouter au manque à gagner des autres exonérations de cotisations, et met en difficulté les comptes des régimes de sécurité sociale. Du point de vue du salaire différé, les salariés sont perdants, d’autant que les mesures restrictives décidées au nom de l’équilibre budgétaire se multiplient. Ensuite, la dynamique d’évolution salariale hésitante qui résulte de l’octroi de ces primes favorise le tassement du bas des grilles salariales. Car chaque fois qu’un arbitrage se porte sur une prime plutôt que sur une augmentation de salaire, c’est l’écart entre un salaire de base immobile et le smic qui se réduit, ce dernier augmentant par le seul effet de l’inflation. Une partie des problèmes soulevés lors de la conférence sociale en octobre tient aussi à ce court-circuit de la dynamique salariale.
Une politique salariale dilatoire
Par l’effet de la loi bientôt adoptée, la prime de partage de la valeur apparaîtra également au rang des dispositifs permettant de satisfaire aux obligations des employeurs en cas d’augmentation exceptionnelle des bénéfices, ou dans les entreprises de 11 à 50 salariés en croissance de chiffre d’affaires, signe de son institutionnalisation dans notre environnement juridique. L’insistance sur ce dispositif dessine un modèle social dans lequel la politique salariale devient, à son tour, de plus en plus flexible. Les modalités historiques de partage de la valeur adossent les montants en jeu sur la réussite économique de l’entreprise, pour mieux enrôler les salariés. Mais la PPV joue sur un autre registre en autorisant une gestion fine du climat social, dans l’entreprise comme en dehors : chaque soubresaut appelle l’usage de cette soupape, mise à disposition pour dévier les demandes salariales et désamorcer la conflictualité, sans engager l’entreprise pour l’avenir, ni répondre à l’atonie salariale.
Le régime d’exonération qui accompagne le dispositif atteste que les pouvoirs publics sont prêts à subventionner cette politique. Le tout se révèle d’autant plus pervers que le salariés, confrontés pour certains à une forme d’urgence sociale, sont pris à témoin de cet arbitrage, à enveloppe équivalente côté employeur, entre un gain immédiat et une augmentation durable mais qui élèvera plus lentement leur revenu disponible. Si bien que la promotion de cet instrument conçu pour répondre aux demandes salariales… sans augmenter les salaires s’inscrit dans la série de manœuvres dilatoires déployées par l’exécutif. De ce point de vue, le principe de non-substitution restera impuissant : conçu pour protéger face à d’éventuels reculs, il n’est pas armé pour imposer des avancées, pourtant indispensables face à la résurgence de l’inflation. Signe que derrière l’attention portée au pouvoir d’achat des français, c’est une logique d’austérité qui gouverne toujours les relations sociales.