L’humeur
Enfonçons cette quinzaine une porte ouverte : les évènements, et partant l’actualité, s’accélèrent. Le droit social est loin d’échapper à la tendance. La matière est depuis longtemps en proie aux réformes incessantes, au point que les observateurs qui tentent de courir après connaissent bien leur seuil d’anaérobie. Pour aider l’usager à suivre, les administrations se mettent à communiquer tous azimuts, ajoutant au flux. Mais ce feu roulant atteint son intensité maximale lorsque, de projets de décrets en groupes WhatsApp ministériels dédiés aux éléments de langage, la presse spécialisée entre dans l’ère de la breaking news qui se diffuse en temps réel sur les réseaux sociaux. Qui suit les comptes X ou LinkedIn les plus actifs sait à quel point l’information pointue s’accumule dans une juxtaposition perpétuelle, souvent addictive et excitante, mais atteignant des proportions parfois accablantes.
Consommateur insouciant, je ne viendrai pas ici me plaindre des ravages de la culture de l’immédiateté. Ce qui ne m’empêche pas de m’interroger sur une forme de décalage, qui m’est apparue béante vers 20h15 ce lundi 11 décembre 2023, lorsqu’égaré devant le JT de France 2, j’ai vu apparaître un reportage sur la compilation des congés payés pendant les arrêts maladie. Il y a pourtant déjà trois mois que les arrêts de la Cour de cassation sur ce point ont été rendus, et près d’un mois que la CPME a lancé son offensive de communication (en des termes qui constituaient peu ou prou l’angle retenu pour ce sujet). Mais que dire alors du Code du travail 2017-2018 exhibé à l’écran par la journaliste, dans une mise en scène illustrant sa péremption, et sur lequel se trouvait collé un post-it « droit européen » ? Après tout, puisque « le vrai est un moment du faux », à quoi bon téléviser un Code du travail à jour…

La vue spectrale de ce Code du travail surgi du passé à l’heure de la grand-messe cathodique quotidienne aura fini de me plonger dans un abîme de perplexité : tout bien réfléchi, qui se nourrit de la presse spécialisée et de ses annonces pointilleuses débitées à un rythme effréné ? Quelques dizaines de milliers de personnes tout au plus (professionnels du droit et du chiffre, chefs d’entreprise et RH proactifs, syndicalistes consciencieux), dont la plupart la consomment certainement moins à la minute qu’au jour-le-jour. C’est bien peu, en comparaison des 21 millions de salariés (… sans compter leurs employeurs) auxquels ce droit s’applique, qui au mieux maîtrisent ses grandes lignes, mais ignorent les incessants revirements, les tractations, les projets plus ou moins bien ficelés, les hésitations ou les hypothèses de travail. S’ils doivent se contenter des journaux télévisés pour être mis au parfum, pas sûr qu’ils s’approprient sans les subir les évolutions bien réelles de notre droit. Alors que faire de ce grand écart ? Exiger mieux des médias généralistes, certes ; mais consacrer aussi une partie de notre énergie, déployée dans une épuisante course à l’instantanéité, pour la rediriger parfois vers un projet qui sonnera sans doute un peu naïf : ralentir pour mieux se rendre accessible.
À lire
- « La preuve déloyale résistera-t-elle à l’examen de l’assemblée plénière ? », Françoise Champeaux, Semaine Sociale Lamy, 4 décembre 2023 [Abonnés]
Un peu comme on poserait une étoile en haut du sapin, l’assemblée plénière de la Cour de cassation rendra juste avant Noël une décision majeure sur le droit à la preuve. L’audience a été diffusée sur Twitter en direct, mais si vous n’avez pas trois heures devant vous, un article ne fait pas de mal pour faire le point sur la différence entre preuve déloyale et preuve illicite, et pour se (re-)plonger dans les débats.
- « La négociation collective en 2022 », Direction générale du travail, 8 décembre 2023 [Accès libre]
Comme chaque année, on se balade avec intérêt dans le bilan de la négociation collective publié par la DGT. Sans grande surprise, l’année 2022 a été marquée par une accélération des négociations sur les salaires, rendues inévitables dans les branches comme dans les entreprises en raison de l’inflation. Dans son avant-propos, Pierre Ramain décrit la négociation collective comme « un outil fondamental pour permettre aux entreprises de faire face aux crises conjoncturelles comme aux défis économiques, sociaux et écologiques ». Une lecture un tantinet déconnectée de la résurgence du rapport de force, que met en évidence un des dossiers annexés, qui note une augmentation des grèves pour motifs internes à l’entreprise, avec des revendications essentiellement liées aux rémunérations. À moins que ce climat social tendu ne soit rien de plus qu’un défi parmi d’autres pour les entreprises, tant nos économies semblent entretenir sa raison d’être…
- « Conditions de travail : les raisons d’un dérapage », Anne Rodier, Le Monde, 11 décembre 2023 [Abonnés]
Le Monde ouvre au grand public le dossier des conditions de travail. Intensification, optimisation permise par les outils numériques et leurs indicateurs, sous-traitance en cascade : les causes sont nombreuses et dessinent un paysage où ni l’organisation de l’entreprise, ni les objectifs fixés, ni la manière de considérer la réalisation des tâches confiées ne tiennent suffisamment compte du travail concrètement réalisé.
À écouter
« Penser ou ne pas penser au travail », Francesca Piolot, Les chemins de la connaissance, France Culture, 7 juillet 1987
La première diffusion de cet entretien avec Christophe Dejours date maintenant d’il y a plus de 35 ans, mais il s’agit d’une source utile pour examiner la question des conditions du travail optimisé dans l’environnement industriel. Pour qui n’a jamais pratiqué, il est passionnant d’apprendre comment le travail et les gestes prescrits sont appropriés par l’ouvrier, qui déploie donc plus d’intellect dans l’exercice qu’on ne le pense, mais aussi comment il réprime ensuite sa pensée pour assurer le fonctionnement du corps dans la répétition.
La citation
« Nous avons un sujet simplification, avec notamment la question du délai de contestation en cas de licenciement. Nous avons l’un des plus longs délais d’Europe et cela peut freiner les embauches. »
Olivier Dussopt, Les Echos, 15 décembre 2023
Je suis bien mal placé pour reprocher à quelqu’un de faire des hypothèses à voix haute, mais ce serait bien aimable que le ministre du Travail nous explique en quoi le délai de contestation du licenciement freine les embauches, avec des éléments de justification un peu plus poussés que le connecteur logique « et ».
À voir
« Les temps modernes » (extrait), Charlie Chaplin, 1936
Si par le plus grand des hasards vous lisez cette newsletter pendant le boulot… « Hé ! Vous allez tout de suite vous remettre au travail ! Tout de suite ! »
Le chiffre
33 %
… comme la part des accords sur les rémunérations conclus en 2023 qui intègrent une prime de partage de la valeur, sur 73 accords étudiés par Syndex. L’échantillon semble un peu court, mais s’il est représentatif, les craintes sur la substitution des salaires par les PPV sont fondées, ces dernières constituant de plus en plus une variable structurante dans les discussions.
Chanter le travail
Paul emploi – contrat de travail (auto-édité, 2020)
Dans les tréfonds des musiques bricolées en chambre, tout est possible, comme le fait de débarquer avec le patronyme « Paul emploi » (à quand « Franz Travail » ?), puis, sur fond d’une bande-son digne d’un film de série Z, de déclamer le contenu d’un contrat de travail. On se demande bien quel peut être le poste dont il est question, mais ce qui est assez clair, c’est que la conjonction entre les paroles et la musique est une manière inédite de mettre en son le juridique, et la contrainte sur le salarié qui naît dès l’heure de la signature.